Un salaire à vie, ça vaut mieux qu’un Revenu (de subsistance) Universel Garanti ! (Partie 2)

28/03/2017     YVES BENADHIRA , LUC BROSSARD , JEAN CASANOVA , ODILE THOURON , MARTINE STEINMETZ

    Un salaire à vie, ça vaut mieux qu’un Revenu (de subsistance) Universel Garanti ! (Partie 2)

    La première partie de cette article est disponible sur le site du Réseau Salariat en cliquant ici.

    La question centrale du travail et de sa valeur

    La partie I de cette note était centrée sur les origines historiques (ou prétendument telles) puis sur les avantages et inconvénients du Revenu de Base (RdB), qui est devenu la terminologie communément utilisée par les partisans du DRUG (Droit à un Revenu Universel Garanti, donc inconditionnel). Ainsi cette nouvelle terminologie (RdB) permet d’évacuer un certain nombre de problématiques portant sur le travail et sa valeur, que nous allons aborder dans cette partie II.

    Le travail et sa forme même :

    historiquement, le mouvement ouvrier s’est organisé au sein de et contre l’exploitation capitaliste et donc contre le salariat contraint. Et Mona Chollet commet un glissement sémantique et un contre-sens historique en rappelant que la CGT militait en 1906 pour "l’abolition du salariat" (Charte d’Amiens). Il allait de soi pour les militants qu’il n’était nul besoin de préciser que ce qu’ils voulaient abolir, c’était (et cela continue d’être) le travail contraint (et le salariat qui lui est associé), mais pas le travail en soi, pour soi et pour les autres.

    Car le travail, même contraint, constitue un facteur de réalisation de soi et d’intégration sociale (notamment des travailleurs immigrés par le passé), de dignité, de fierté du travail accompli et bien fait, et de considération pour ce qu’il nous fait être, à travers nos productions matérielles ou intellectuelles. D’où l’importance de la revendication du "droit au travail" qui est à l’opposé du pseudo "droit de travailler ou de ne pas travailler" : le premier affirme un droit collectif, le second pointe une liberté individuelle de travailler ou pas (rédaction qui figure dans le Traité Constitutionnel Européen de 2005), ce qui ne constitue aucunement un droit ! Aussi, la question posée par Häni et Schmidt dans leur film "peut-il exister un droit à être obligé de faire quelque chose" (à être obligé de travailler) est une question piège qui montre à quel niveau de perversité le libéralisme peut avoir recours dans sa dialectique machiavélique d’adaptation.

    Car il s’agit bien d’adaptation à la nouvelle économie du futur : l’essentiel pour le Capital est de réduire autant que faire se peut les couts non pas du travail (comme le MEDEF et les sociaux-libéraux se plaisent à dire), mais les couts de production donc de la force de travail de la main d’œuvre (délocalisations vers les pays à faible niveau de vie, recours à la sous-traitance et aux travailleurs détachés, etc.) et donc du salariat. Avec la robolution en cours, certains prédisent que d’ici à 20 ans, 40% des métiers seraient impactés par le numérique, l’automatisation et la robotisation détruisant près de 3 millions d’emplois d’ici à la fin 2025. En fait, le Conseil d’Orientation pour l’Emploi (COE) évalue ce chiffre à moins de 10% des emplois qui seraient impactés, essentiellement les métiers non qualifiés et insiste sur le fait que cette robolution créera aussi des emplois qualifiés sur le long terme. Ainsi, nombre de taches manuelles et répétitives jadis dévolues aux travailleurs vont être accomplies par des robots et la part intellectuelle et conceptuelle du travail (le general intellect) ira croissante. Comme cette prévision de Marx dans ses Grundisse est en train de se réaliser, on nous bassine en nous répétant que le travail s’évanouit, qu’il disparaît ou qu’il y aura de moins en moins de travail à partager (c’est comme un gâteau) et donc que le chômage ne peut qu’augmenter : la solution préconisée par le Capital est alors de créer une société à deux vitesses, les uns ayant le droit (ou plutôt à qui on accordera le droit) de travailler sous contraintes, avec la liberté de s’épanouir en travaillant de nuit ou même le dimanche pour finir stressés par un burn-out ou un suicide, les autres ayant la liberté de ne pas travailler, mais ayant le droit de subsister avec un revenu de subsistance (suffisant pour subvenir à ses besoins) dénommé "revenu de base universel garanti" ou même "revenu de citoyenneté". Cela fait pompeux et cela agit comme une formule magique qui sidère les esprits les mieux formatés par le système académique et médiatique, mais qui sont moins enclins à développer un tant soit peu d’esprit critique !

    Un autre angle de justification des partisans du DRUG est que la forme même du travail change et changera de plus en plus avec l’émergence de deux types d’économie (sans parler des imprimantes 3D) : l’ESS (économie sociale et solidaire ou les SCOPs) plus horizontale, participative et démocratique (néanmoins infirmée par la faillite de la coopérative espagnole FAGOR) d’une part, et d’autre part, l’économie du partage ou de "contribution" (Bernard Stiegler) conduisant à l’apparition de "communs collaboratifs" (Jeremy Rifkin).

    Cette économie collaborative est basée sur des circuits locaux courts comme les SELs, des monnaies locales mais aussi sur des plateformes numériques : financement participatif, covoiturage, troc, revente de produits d’occasion, hébergements B&B, mais aussi AirBnb, taxis p2p sur Uber, contributeur gratuit sur Wikipédia ou OpenStreetMap, évaluation gratuite d’un service payé au restaurant ou à l’hôtel sur Tripadvisor, qui témoignent d’un "désir" de rendre service aux autres et d’une nouvelle forme de lien social entre individus, mais des individus anonymes qui ne se connaissent pas. On assiste là au développement d’une nouvelle forme de travail mais dont la valeur a été finalement accaparée par de grandes entreprises au profit de leurs actionnaires pendant que leurs "travailleurs" sur statut précaire, ne bénéficient pas des mêmes protections sociales qu’un salarié classique. C’est ainsi que sur la plateforme US TaskRabbit, des milliers d’individus acceptent d’effectuer des tâches ingrates pour des revenus de misère … afin de boucler leurs fins de mois difficiles.

    Toujours est-il que pour Yann Moulier Boutang, "chacun, par ses activités quotidiennes les plus anodines, participe indirectement à l’économie", l’économie étant entendue comme les règles de vie en commun et non l’économie marchande. Sauf que ces nouvelles formes de travail individuel participent bel et bien d’une nouvelle forme d’économie marchande !

    La Valeur travail :

    Mona Chollet écrit que "Marx prédisait qu’arriverait un moment où le savoir accumulé au fil de l’histoire par l’ensemble de la société serait le cœur de la création de valeur. Avec l’avènement de l’économie de l’immatériel, nous y sommes affirment ses lecteurs (les lecteurs de Marx !). […] L’essentiel de la production de richesses se jouerait donc en dehors de l’emploi (l’emploi salarié bien sur, qui jusqu’alors était au cœur de la création de richesses). […] Et Gorz avait bien vu que le revenu d’existence n’a de sens que s’il n’exige ni ne rémunère rien" et qu’il doit permettre la création de "richesses non monnayables". Ces phrases ne sont pas anodines car elles signent (avec le recours à Marx, mais sans sa terminologie !) la mort de l’emploi qui ne serait plus le cœur de la création de valeur et des richesses. Est mis aussi à mort par la même occasion, le salariat : dans la mesure où le revenu d’existence ne rémunère rien puisqu’il est attribué à tous (avec ou sans emploi), il remettrait en cause le pilier central du capitalisme, à savoir la nécessité du salariat (donc le salariat lui-même) qui lie revenu et emploi : le RUG sépare donc le revenu de l’emploi (pour reprendre la terminologie libérale des partisans du RUG) contrairement à Friot qui vise à la généralisation du salariat en pérennisant le lien entre travail et salaire (et non emploi et revenu).

    Et Baptiste Mylondo lui, n’y va pas par quatre chemins : "le revenu de citoyenneté est une mesure indispensable pour faire face aux évolutions actuelles du capitalisme. Persistance d’un chômage de masse, précarité toujours plus présente et apparition de travailleurs pauvres invitent en effet à revendiquer un droit au revenu avant même un droit au travail" (souligné par moi). Puisqu’il est si difficile d’obtenir du patronat "le plein emploi pour tous", autant s’adapter à la situation (comme tout bon réformateur "réaliste"), et revendiquer un revenu citoyen auprès d’un Etat ordo-libéral qui fiscalisera le RUG en ayant recours à l’impôt puisqu’il n’est plus en mesure de maitriser l’économie. Si ce revenu citoyen est obtenu et s’il est suffisant, il sera alors "effectivement probable que son introduction s’accompagne d’une généralisation de fait du temps partiel choisi [cf. note 18 de la partie I concernant la proposition de D. de Villepin d’un revenu citoyen (lui aussi !)] ou du travail intermittent [ce qui entrainera] une baisse de l’activité économique. Compte tenu de notre surconsommation maladive, une baisse de la production et de la consommation paraît au contraire souhaitable, écologiquement et socialement".

    Toujours selon Mylondo, "Garantir le revenu est bien sûr un moyen de lutter contre la misère [encore heureux !] et de faire face au chômage et à la précarité [on ne voit pas trop comment puisque cela inciterait les travailleurs à travailler 2 fois moins et à devenir des intermittents ?]. Mais c’est aussi un moyen d’en finir avec la valeur travail" (souligné par moi). Car figurez vous que c’est "la norme du travail à plein temps qui fait naitre un devoir d’achat" […] et qu’on "peut légitimement supposer que la norme du travail à temps plein, imposée notamment par la valeur travail, contraint une large part des actifs à travailler plus qu’ils ne le souhaiteraient, les incitant de fait à vivre au dessus de leurs besoins" (les pauvres !). […] Ainsi, "l’instauration d’un revenu de citoyenneté apparaît comme une chance de rompre avec la spirale travail-consommation-croissance et […] permet donc une véritable décroissance. Une décroissance soutenable qui ne résulterait plus d’une vaine tentative de maintien de notre niveau de vie, mais bien d’une baisse volontaire de notre bien-être matériel pour un plus grand bien-être social".

    Argumentation économique et éthique libertaire-libérale:

    : puisque nous venons de parler des valeurs économiques du travail et de la force de travail, il convient de rappeler que la transformation d’une valeur d’usage en une valeur d’échange économique (au sens monétaire) est loin d’être évident, même si l’économiste libéral Jean-Baptiste Say estimait qu’il n’y avait pas lieu de distinguer ces deux types de valeur, alors qu’Aristote fut le premier à considérer qu’il y avait une rupture irréductible entre les deux.

    Car, la force de travail qui participe de la création de valeur économique (donc de marchandises, c’est à dire de produits d’usage mis en vente sur un marché d’échange) doit faire l’objet d’une évaluation quantitative (soit par la croyance théocratique en "la main invisible" du marché, soit par une délibération suivie d’une décision sociale). Cette évaluation, qui conduit à définir le niveau du salaire, dérive donc d’une validation collective qui est le résultat d’un rapport de forces entre le salarié (les syndicats) et son patron (le MEDEF ou l’Etat).

    Mylondo dans sa discussion avec Harribey (cf. note 23) demande au nom de quoi la société (l’Etat) pourrait-elle refuser de verser un revenu inconditionnel à des joueurs, si elle décide que "jouer aux cartes avec des amis (ou boire un coup) participe de la création de valeur économique" ? Jouer aux cartes et boire un coup sont des activités ludiques dont l’utilité sociale et la valeur d’usage sont de procurer aux joueurs du plaisir et de participer du lien social : en général, cette utilité sociale, ce plaisir et ce lien social ne sont pas monnayables sur un marché, sauf si les joueurs ont payé pour s’inscrire à un tournoi public avec distribution de prix au vainqueur, etc. Mais si les joueurs n’ont rien payé et jouent entre eux, en vase clos, en privé, il n’y a aucune raison sociale pour que la société (qui est en externalité aux joueurs) valide leur jeu personnel et privé comme activité économique sociale productrice de richesse pour la société et en rémunère les participants sous la forme d’un revenu inconditionnel.

    Et puisque ces joueurs ne peuvent pas non plus auto-valider leur activité en s’isolant du reste de la société, la seule solution pour les partisans du revenu universel garanti est alors de ne plus en référer à la validation sociale et donc de décréter comme inconditionnel le versement du revenu. Nous voilà donc au faîte de l’individualisme propre au système du DRUG : l’individu ayant décrété qu’il avait droit au RUG, la société a le devoir de le lui verser sans justificatif et sans contrepartie aucune (c’est là que réside l’inconditionnalité), puis une fois le revenu perçu, l’individu est libre de le dépenser comme il l’entend : "Après, libre à chacun de faire ce qu’il veut de ce revenu et de sa vie. Certains, si tel est leur désir, choisiront de ne plus travailler, préférant une vie de loisirs à des revenus élevés. Ils seront pauvres, mais "libres" ; surtout leur pauvreté ne sera pas considérée comme l’expression d’une tare (être incapable de trouver un emploi), mais au contraire comme la marque d’un choix de vie qui se respecte comme tout autre choix de vie dans une société dans laquelle le travail ne peut plus être considéré comme une fin en soi" (après l’égalité des chances, voici l’égalité des choix puisque tout se mesure à l’aune des choix individuels : un choix de vie "pauvre" mérite autant le respect que le choix de vie d’exploiter autrui et d’être milliardaire !).

    Cette citation de R. Chartoire est extraite de "L’allocation universelle" (Sciences humaines n°260, mai 2014) et mis en exergue par J.-M. Harribey qui conclut : "La société ayant accompli son devoir, les problèmes sociaux ne seraient plus sociaux puisqu’ils seraient renvoyés à la sphère privée". On voit donc que le RUG n’est même pas une clause d’adaptation au système néolibéral, c’est une mesure d’intégration à ce système (voire une tentative de sauvegarde du système même, cf. pour rappel K. Polanyi, note 3 de la partie I) puisqu’il n’envisage aucunement de dépasser ou de renverser la propriété lucrative (qui diffère de la propriété d’usage) et le pouvoir du capitalisme : fondamentalement, sa philosophie profonde est d’en prolonger l’existence sous couvert de belles formules visant à "créer de nouveaux modes de socialisation".

    Le RUG, en cherchant à garantir un accès "suffisant" à des biens et des services, s’il éradique la misère (côté bonne sœur de l’ordo-libéralisme), postule néanmoins que les individus sont des êtres de besoin qu’ils doivent satisfaire. Comment ? En consommant : en cela, il généralise la fonction du RSA (Revenu de Solidarité Active, successeur du RMI) puisqu’il autorise le cumul de revenus du travail et de minima sociaux … La parenté entre RSA et RUG est aussi manifeste puisqu’ils sont forfaitaires et fiscalisés, même si l’attribution du RSA stigmatise les allocataires puisque son attribution dépend de critères sociaux et économiques.

    Mais le RUG ignore deux aspects : i) la qualification des personnes puisqu’il évacue le travail en privilégiant le marché de l’emploi, et ii) il ignore aussi la production des biens et des services devant satisfaire ces besoins : en ne prônant que des activités productrices et d’échange de proximité (locales) qui ne suffiront pas à satisfaire tous les besoins, le DRUG risque de précariser ces derniers faute de s’attaquer à la propriété lucrative et au Capital.

    Dernière critique faite au RUG : la dénégation de la qualification des personnes conduit le RUG à faire de l’emploi la forme naturelle du travail, à "naturaliser" l’emploi (comme jadis, les propriétaires qui "possédaient" de la main d’œuvre noire, "naturalisaient" l’esclavage) : en réduisant le travail à n’être que contraint, le travail en soi et pour soi devient dès lors synonyme d’aliénation et d’exploitation (le fameux "tripalium" antique) et l’activité "hors travail" (pendant le temps "libre") est valorisée pour devenir alors seule source de libération.

    Il n’est dès lors plus besoin de libérer le travail contraint, de chercher à "Emanciper le travail" (Friot) et de lutter au sein de l’entreprise pour contester la domination du Capital : au lieu de lutter pour de meilleures conditions d’emploi, il ne reste plus qu’à s’adapter (comme tout bon réformateur "réaliste") et de hisser la "pénibilité du travail" (et le handicap ?) au premier rang de la hiérarchie des salaires, en minimisant tous les autres critères de qualification (ancienneté, responsabilités passées, concours, diplômes, etc.).

    Plus n’est besoin de revendiquer pour le citoyen politique d’être aussi un citoyen économique, d’avoir le droit de décider de la valeur économique, de faire de l’entreprise un lieu de citoyenneté : celle-ci reste la propriété lucrative du patron, seul maitre à bord.

    A l’inverse, le salaire à vie affirme et reconnaît pour chacun la qualité d’être un acteur citoyen producteur de valeur économique, ce qui lui donne le droit de participer aux décisions qui concernent les niveaux et critères de qualification et à la maîtrise de la valeur produite, du pourquoi et du comment elle l’est. Le salaire à vie, on va le voir, se double de l’interdiction de la propriété lucrative et vise à généraliser la copropriété d’usage des entreprises (privées et publiques) et des services publics. Collectivement maître de la valeur économique, le salarié s’est aussi rendu maître de son travail, du travail. Ce sera l’objet du chapitre III de cette note.

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