Seminaire S03E08 - L’entreprise comme commun de territoire dans l’alternative au capitalisme
Réseau Salariat - Séminaire «Entreprise» - Octobre 2019 -juillet 2020
Rencontre Réseau Salariat du lundi 19 octobre 2020
Bourse du travail
Intervention d’Hervé Defalvard, Maître de conférences en économie à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée,
« L’entreprise comme commun de territoire dans l’alternative au capitalisme »
19 octobre 2020
Après une présentation d’Aurélien Catin et une introduction de Daniel Bachet, Hervé Defalvard est intervenu durant une heure environ.
Compte rendu synthétique de l’exposé d’Hervé Defalvard
L’exposé s’inscrit dans le cadre d’une recherche collective conduite depuis quelques années au sein de la Chaire d’économie sociale et solidaire de l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée. Selon Hervé Defalvard, le domaine de l’Economie sociale et solidaire a tout intérêt à être croisé avec le thème des « communs » pour soutenir le projet d’une alternative au capitalisme. Le mouvement des communs est composé de praticiens, de militants et de théoriciens. A cet égard, un colloque s’est tenu à Cerisy-la-salle en juillet 2019 dont les actes sortiront en octobre 2020 sous la forme d’un ouvrage intitulé « Territoires solidaires en commun » (éditions de l’Atelier).
Hervé donne l’exemple du Directeur général de Natexis (entité faisant partie du groupe Banque Populaire et Caisse d’Epargne), qui, en août dernier déclarait que son principal objectif était de créer de la « valeur pour l’actionnaire ». Ainsi, le responsable d’une banque (en principe) coopérative française tenait le même discours normatif que Milton Friedman concernant la finalité qui devait être assignée à l’entreprise : satisfaire en priorité les actionnaires.
En contrepoint, Jean-Dominique Sénard PDG de Renault, société privée à but lucratif, déclarait dans l’Obs qu’un autre capitalisme était possible. Un capitalisme qui respecte le long terme, l’urgence climatique et le bien-être des salariés. Chez Renault, J-D Sénard considère que les quatre représentants des salariés au conseil d’administration sont parfaitement légitimes.
Il semble que la donne sur l’entreprise soit un peu brouillée lorsque de telles différences d’appréciation sont mises en évidence entre responsables de banques coopératives et responsables de sociétés privées.
Hervé rappelle que depuis la crise des subprimes en 2008, de nombreuses alternatives au capitalisme ont été proposées de telle sorte que la question essentielle est aujourd’hui celle de l’articulation des alternatives autour d’un front commun. Trois thèmes seront traités à la suite de la question des stratégies alternatives au capitalisme :
L’entreprise commune
L’entreprise comme commun de territoire
De l’entreprise à la société du commun
Quelles sont les stratégies pour construire une alternative au capitalisme ?
Hervé montre tout d’abord qu’il s’agit d’articuler des alternatives qui sont aujourd’hui séparées. Les deux grandes lignes de fracture sont les suivantes :
Un éclatement des alternatives du fait d’échelles différentes
Des enjeux qui sont soit socio-économiques (rapports sociaux) soit écologiques (rapport à la nature)
Du fait de ces lignes de séparation s’ignorent le plus souvent voire s’opposent entre elles. Les penser ensemble a pour enjeux dépasser leurs limites respectives, de montrer que ces alternatives peuvent se compléter et de réunir des forces sociales de plus en plus grandes.
Hervé souligne que l’on peut identifier trois échelles institutionnelles.
Au niveau micro, des comportements individuels différents à institutions données sont concevables. Le fait d’utiliser Deliveroo, société capitaliste de livraison, plutôt qu’un système de livraison par une coopérative n’est pas neutre. On peut utiliser à titre individuel plutôt CoopCycle qui est une fédération de coopératives de livraison à vélo. Gouvernée démocratiquement par les coopératives, elle repose sur la solidarité entre elles et leur permet de réduire leurs coûts grâce à la mutualisation de services. Elle créée une force collective de négociation pour défendre les droits des livreurs.
Au niveau méso, les stratégies créent parfois des institutions solidaires non capitalistes mais de faible force. A titre d’exemple, il est possible de créer une coopérative de consommation comme VALCOOP mais elle sera portée par un nombre limité de personnes. Rappelons que VALCOOP est un supermarché où il n’y a pas de clients mais des coopérateurs : chaque coopérateur achète et possède une part du magasin et donne 3 heures de son temps tous les mois pour le faire fonctionner, en retour, il accède à un supermarché où l’on trouve tous les produits du quotidien à des prix plus accessibles. Il s’agit donc d’un projet de supermarché coopératif et participatif autogéré par ses adhérents qui propose une alimentation de qualité, issue de l\’agriculture durable et de circuits courts à des prix abordables. Il constitue à ce titre une alternative solidaire et économique à la grande distribution.
Au niveau macro, il sera question de collectifs au « faire-faire commun » beaucoup plus large dont la puissance sera liée au nombre de personnes qui participent de cette dynamique.
Il convient par conséquent de jongler et d’articuler les trois niveaux stratégiques micro-méso-macro.
Ainsi une stratégie macro-institutionnelle ne peut pas se penser sans articulation avec les échelles micro et méso. Sinon elle ne sera pas opératoire.
Il est également nécessaire d’articuler les enjeux sociétaux qui concernent des mondes différents (post-colonial par opposition à néo-colonial, féministe et non patriarcal, démocratique et non capitaliste) avec les enjeux écologiques. Les alternatives du côté des courants écologiques concernent les problèmes climatiques ainsi que ceux liés à la biodiversité. D’où la nécessité d’un « Front populaire rouge et vert » comme le propose le député François Ruffin. Il s’agit d’un Front qui articule à la fois les enjeux sociaux et écologiques et qui construit ainsi un nouveau « sujet politique » où le faire société associe non seulement des humains entre eux mais aussi les humains aux non humains.
Hervé rappelle la nécessité de concevoir une « architecture des mondes institutionnels » (au sens de Gramsci).
Au premier étage se trouvent les rapports de production et d’échanges et une superstructure avec des institutions politiques et la société civile qui sera ou non en capacité de légitimer (ou de délégitimer) les mondes institutionnels à travers des luttes sociales.
Hervé questionne ensuite les éléments de méthode au regard des stratégies anticapitalistes. Il signale le concept « d’évolution révolutionnaire » de Jean Jaurès. Cette conception fait appel à une stratégie des « petits pas » et des « grands pas ». La ligne d’horizon permet de tracer la perspective révolutionnaire (qui remet en question la propriété privée telle qu’elle existe aujourd’hui) au bénéfice du commun. Toutes les stratégies qui produisent une « plus-value de vie » participent de cette avancée anticapitaliste. Mais c’est dans le cours même de l’action que l’on peut constater si le capital est véritablement déstabilisé. Les chercheurs peuvent alors s’engager auprès des acteurs de terrain afin de les accompagner dans des actions qui remettent en question la stratégie capitaliste de production de la valeur.
Hervé traite ensuite le thème de « l’entreprise comme commun ». Il souligne qu’avec un collectif, ses collègues et lui ont fondé un groupe de recherche avec les Territoires Autogérés de Ressources Naturelles en Commun (dit groupe TARNAC), sur la base d’une recherche partageant les finalités de collectifs de territoire, qui mettent en commun des ressources pour leur usage démocratique. Si le premier but de cette R & D est d’apporter une ressource intellectuelle pour concourir à l’objectif pratique de ces communs de territoire, elle produit également sur cette base une recherche plus générale, qui vise à élaborer une théorie générale des communs, dont l’utilité sociale prévaut au niveau global. L’émancipation par et avec le travail des communs de territoire n’est plus alors portée par une pensée en extériorité et en surplomb, même si la recherche qui contribue à la produire admet une autonomie relative.
Hervé rappelle que Léon Bourgeois avait développé l’idée « d’entreprise commune » et que Léon Walras avait employé cette expression à propos des coopératives. Léon Bourgeois parvient à cette idée en montrant l’avancée d’une « conscience commune ». Il ne s’agit pas chez lui d’une « conscience de classe » mais d’une conscience qui se construit dans l’action commune au sein de l’entreprise.
Selon Léon Bourgeois, la « société commerciale » ne vise que le profit personnel de ses membres alors que les grandes sociétés coopératives ont pour objectif la « justice sociale ». Entre les deux pôles l’idée de « solidarité » reçoit des applications de plus en plus significatives. Mais Léon Bourgeois confondait « société de capitaux » et « entreprise commune ».
Hervé indique son désaccord amical avec Olivier Favereau. La firme co-déterminée n’est pas la firme normale de l’entreprise dans une double opposition à deux extrêmes : la firme capitaliste et la firme coopérative. La firme co-déterminée et les coopératives sont deux modalités institutionnelles de l’« entreprises communes » qui s’opposent à la société de capitaux, firme capitaliste fondée sur la valeur pour l’actionnaire.
En revanche « l’entreprise commune de territoire » permet d’aller au-delà de la conception de l’entreprise commune localisée (Scop ou firme co-déterminée). Il faut en effet relier les niveaux et remonter jusqu’au niveau macro. La Scop à elle seule ne peut pas agir au niveau macro. Marx avait d’ailleurs souligné que sous certaines conditions, si les Scop se reliaient à un projet politique et socio-économique macro-institutionnel, il serait possible de dépasser le capitalisme.
Le projet de « l’entreprise commune de territoire » est de passer du méso au macro-institutionnel même si, dans ce cas, la classe ouvrière n’est plus le sujet du renversement du capital. Ce sont les communs de territoire qui, en tant que collectifs institutionnels, sont en mesure de devenir les sujets du renversement du capitalisme. Il est possible d’illustrer cette idée par trois exemples concrets :
1-Dans l’entreprise Jeannette à Caen, les ouvrières se sont mobilisées et l’entreprise est devenue un commun de territoire (la madeleine est conçue comme un produit du territoire, des circuits courts sont organisés avec des financements participatifs). Autrement dit, l’entreprise s’est structurée avec des alliés multiples qui ont contribué à développer une conscience commune de l’entreprise comme bien commun du territoire.
2- Avec « l’entreprise à but d’emploi » (territoire zéro chômeur), le commun de territoire se conçoit de manière polycentrique (plusieurs centres de gouvernement). Les chômeurs de longue durée deviennent les sociétaires d’une Société Coopérative d’Intérêt Collectif (Scic). En droit français, une Scic est une coopérative de production. Son sociétariat doit être obligatoirement multiple. C’est une société anonyme (SA), une société par actions simplifiée (SAS) ou une société à responsabilité limitée (SARL) qui associe obligatoirement autour d’un projet des acteurs salariés, des acteurs bénéficiaires (clients, usagers, riverains, fournisseurs…) et des contributeurs (associations, collectivités, sociétés, bénévoles, etc.) pour produire des biens ou des services d’intérêt collectif au profit d’un territoire ou d’une filière d’activités.
Pour animer le projet collectif du territoire, un « Comité local de l’emploi » réunit des acteurs hétérogènes dont l’objectif est double. Les membres du Comité réfléchissent à la possibilité d’embaucher des chômeurs de longue durée en CDI sur des activités actuelles ou en devenir. Il s’agit également d’examiner avec des chômeurs en file d’attente comment ces derniers souhaitent développer leur travail avec des activités portées par la Scic.
3- Un comité territorial a été mis en place par l’université de Marne-la-Vallée pour accompagner des projets de territoire dans le cadre du développement de l’Economie Sociale et Solidaire. L’objectif est d’opérer une transformation du territoire en associant une pluralité d’acteurs.
Dans ces différents contextes, de nouveaux critères de gestion sont mis en place, ainsi qu’une nouvelle finance solidaire pour la construction de communs de territoire. La question essentielle devient alors « Comment passer des communs de territoire à la société du commun » ? Cela suppose, selon Hervé, que l’infrastructure des rapports de production et d’échange devienne « intégrale ». Cette infrastructure doit couvrir l’intégralité du territoire comme cela a été le cas à Notre-Dame-des -Landes par exemple. Dans un commun intégral, on se loge, on se nourrit, on se cultive au sein d’un même territoire.
Ainsi la communauté d’Emmaüs « Lescar Pau » constitue un laboratoire solidaire où l’on s’applique à rendre l’utopie concrète. La communauté représente un formidable champ d’expérimentations dans le domaine écologique, à travers la mise en pratique de procédés innovants tant dans le domaine de la production agricole que celui de l’architecture, permettant de proposer des alternatives au modèle dominant.
Dans tous ces cas néanmoins, les communautés tendent à se soustraire au capital sans être vraiment en mesure de le renverser. C’est pourquoi, selon Hervé, il faut que l’infrastructure des communs devienne aussi « trans-locale » et pas seulement intégrale. Les structures de production et d’échanges doivent être intégrées à des échelles nationales et internationales, ce qui suppose de conduire des luttes politiques multidimensionnelles conséquentes afin d’y parvenir.
Hervé donne par ailleurs l’exemple d’un article de Brigitte Dormont sur les budgets de la santé dans lequel elle montre la nécessité de fusionner les budgets (hôpitaux, médecine de ville et médico-social) en les attribuant à des entités locales capables de réunir tous les acteurs du territoire à travers un autre usage des soins.
Selon Hervé, le « sujet politique transnational » peut s’affirmer par un appel à une double autonomie.
-Autonomie des personnes
-Autonomie du collectif (Cf. Village au Chiapas)
En fait, selon Hervé, toute autonomie ne peut se réaliser pleinement que si elle est protégée par des échelons politiques extraterritoriaux. L’État devra donc être en capacité de protéger les territoires autonomes. Il s’agit d’un « universalisme non aligné » qui se définit au niveau des territoires mais qui généralise les modes de coopérations trans-locaux. Ainsi, l’Economie sociale et solidaire devra devenir une finance en commun des communs en se déprenant de son attache aux marchés financiers. De même l’ESS des associations devra se déprendre de l’État néo-libéral pour rejoindre les territoires avec de nouveaux critères de gestion (non capitalistes) si elle veut s’impliquer efficacement dans cette nouvelle solidarité.
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Echanges et discussions
Aurélien Catin remercie Hervé pour la qualité de son exposé. Il rappelle que le « Réseau salariat » défend une approche politique et analytique macro-institutionnelle : démocratie économique à travers le régime général de la sécurité sociale, salaire à la qualification personnelle, redéfinition d’un régime de la propriété, etc. Ce qui suppose une structuration politique à une échelle très large.
Daniel Bachet remercie également Hervé pour la qualité et la richesse de son exposé. Il s’agit de comprendre comment des rapports sociaux locaux ayant pour objectif de s’émanciper des structures capitalistes peuvent converger avec des remises en cause plus larges « à l’étage supérieur des structures » (libre-échange, finance, normes IFRS). Car ce sont ces convergences qui seront en mesure de produire un changement profond de système et non pas simplement des changements dans le système. Ainsi les rapports de coopération ou de plus grande égalité (coopératives, finance solidaire) peuvent porter des dynamiques de transformations radicales s’ils sont relayés plus haut. De ce point de vue l’exposé d’Hervé nous a parfaitement montré les liens d’interdépendance qui unissent les niveaux micro, méso et macro sans oublier l’articulation indispensable des enjeux socio-économiques et écologiques à ces trois niveaux.
Hervé Defalvard rajoute que le méso peut être mondial même s’il semble démarrer à un niveau plus modeste. C’est le cas de Linux qui se situe à la fois à un niveau méso mais qui se diffuse à l’échelle mondiale sans pour autant s’imposer à toutes et à tous (rappelons que Linux ou GNU/Linux est une famille de systèmes d’exploitation open source de type Unix fondé sur le noyau Linux, créé en 1991 par Linus Torvalds).
De son côté, Notre-Dame-des-Landes relève de l’échelon macro (c’est un système de vie intégral) mais sans diffusion ou généralisation trans-locales. D’où la nécessité de multiplier les systèmes macros de ce type (organisation intégrale) pour retourner l’État et faire en sorte que ces macros soient au service de la mondialisation des territoires. Hervé rappelle que chaque alternative conserve sa singularité tout en dessinant un « universalisme buissonnant ». Il le qualifie de « Front populaire rouge et vert », ce Front étant lui-même dynamisé et soutenu par les luttes sociales.
On peut penser, selon Hervé, que plus les crises seront graves, plus il y aura une transformation profonde de la conscience commune. Les jeunes générations, animées de passions communes, sont de plus en plus sensibles aux articulations humains/non humains et par conséquent devraient être attentives à la protection de tous les autres systèmes vivants.
De même, des luttes sont engagées régulièrement pour tenter de promouvoir une autre conception du territoire. Ainsi les collectifs anti-Amazon à Quimper sont entrés en lutte pour éviter l’implantation de la société Amazon qui détruit les paysages et la terre avec la construction d’immenses entrepôts.
Ou encore des collectifs trans-locaux qui se sont opposés (avec succès) dans différents lieux de la planète aux permis de recherche minière.
Toutes ces luttes doivent converger pour faire en sorte que l’État se mette au service de la protection des communs.
Benoît Borrits considère que la grande originalité de l’exposé d’Hervé réside dans l’identification du niveau méso en lien avec les deux autres niveaux. C’est très éclairant, selon lui, en particulier avec l’exemple de Linux.
Sur un plan plus général, on conçoit qu’il y ait d’un côté les travailleurs et de l’autre ceux qui financent la protection par les cotisations sociales à savoir les usagers. La question est de savoir comment se construit l’adhésion des usagers au commun ? Dans les exemples donnés par Hervé, d’un côté l’adhésion se fait sur la base d’un acte de liberté et de l’autre sur une présence « de fait » sur un territoire mais qui peut relever également d’une action volontaire.
Certes, indique Benoît, concernant Linux, je peux choisir ou non de l’utiliser. En revanche, la sécurité sociale doit être cogérée par les travailleurs et les usagers, c’est un système obligatoire.
Dans cette optique, est-ce que l’État de demain ne devrait pas être constitué par une architecture de différents communs du simple fait de l’existence d’une citoyenneté de résidence ? La Loi serait alors constitutive de ce qui sera admis par (et dans) ces communs géographiques. Est-ce que l’État ne devra pas être appréhendé comme un « commun » qui protège sur la base de la résidence ?
Hervé Defalvard indique que ses collègues de l’université de Marne-La-Vallée et lui-même distinguent deux types de résidents sur le territoire : les résidents professionnels et les résidents habitants du territoire. Il rappelle que la mondialisation et les échanges ont au moins produit des « subjectivités trans-locales » qu’il faut savoir conserver. Mais il faut également « réattérir » dans un territoire localisé d’où l’importance de la notion de « résidence ».
Ainsi, lorsque la structure est intégrale comme à Notre-Dame-des-Landes ou la ferme d’Emmaüs « Lescar Pau », la Loi s’applique à tout le monde. L’autonomie politique se fait au niveau du territoire de résidence car c’est à l’intérieur de celui-ci que se définissent les règles de vie collective entre humains et non humains. Le rôle de l’État-nation ou de l’Europe devrait donc être de protéger les structures trans-locales.
Comme dans le cas des fablab (tiers lieu de type makerspace qui permettent de créer un ensemble de logiciels et solutions libres et open-sources) par exemple où dès qu’une invention est réalisée, elle est partagée et reliée à une structure trans-locale. Hervé souligne que la « culture » s’inscrit également dans un projet trans-local dès lors qu’elle n’est pas réduite à un secteur ou un domaine réduit et qu’elle participe à la vie commune au sens large.
Annie Phalipaud souhaite comprendre pourquoi la communauté d’Emmaüs « Lescar Pau » est une « expérience intégrale ».
Hervé Defalvard indique que la ferme d’Emmaüs « Lescar Pau » est une communauté intégrale au sens où elle fonctionne dans le cadre de règles collectives qui sont définies sur un mode démocratique. A titre d’exemple, les personnes qui veulent obtenir un logement sont tirées au sort. Les participants de ce village d’Emmaüs abandonnent leurs minimas sociaux et produisent leurs ressources et leurs revenus à partir de leur communauté.
Jean-Michel Toulouse indique qu’il a beaucoup apprécié l’exposé d’Hervé qui intègre les trois niveaux d’analyse et d’action. L’analyse est d’autant plus convaincante que l’autogestion absolue et le socialisme d’État ne sont plus des modèles désirables de société. Sur le thème de la santé, comme ancien Directeur d’hôpital, Jean-Michel considère que la répartition budgétaire et la décentralisation de l’hôpital public sont indissociables de la question de la répartition des pouvoirs. Or aujourd’hui, le Ministre de la santé concentre tous les pouvoirs et les Agences régionales de santé ne sont que les services extérieurs du Ministère. Matignon et l’Elysée répartissent les budgets par régions. Les personnels hospitaliers n’ont quasiment aucun pouvoir. Les Directeurs d’hôpitaux sont nommés par les Agences régionales de santé. Il faudra donc redistribuer les pouvoirs entre les groupements hospitaliers locaux qui ne sont aujourd’hui que des structures bureaucratiques anti-démocratiques.
Jean-Michel regrette que la grande majorité des sociologues ne s’intéresse pas fondamentalement au rééquilibrage des pouvoirs dans les institutions de santé.
La question n’est-elle pas également de savoir comment concilier efficacement autogestion et planification ?
Hervé Defalvard répond qu’il est d’accord avec Jean-Michel. En fait les « communs de territoires » sont porteurs d’un principe très différent du politique.
A titre d’exemple, les acteurs de la ferme de Figeac se sont opposés aux opérateurs privés afin de mettre en place des éoliennes. Le mot d’ordre politique de ces acteurs était « Le vent est à nous » ! Il s’agissait donc de l’affirmation d’un principe politique qui n’avait rien à voir avec le système marchand.
Il semble qu’en matière de santé, la nécessité s’impose d’associer toutes celles et tous ceux qui sont parties prenantes sur un territoire puis de financer ensuite sur un mode démocratique les besoins de santé sans perspectives lucratives. Ce sont les collectifs de professionnels de santé à tous les niveaux de compétences (médecins, infirmières et tous les auxiliaires) qui doivent constituer les décideurs capables, si nécessaire, de peser sur l’État pour mieux réorienter son action.
Hervé rappelle que l’économiste libéral Bastiat critiquait les mutuelles au XIXème siècle afin de valoriser les assurances privées. Son discours était le suivant « avec les assurances privées que vous aurez choisies, vous ne vous occuperez de rien ». De fait, l’assurance capitaliste ne privilégie que l’intérêt privé et la liberté individuelle détachée de tout collectif. L’individu néo-libéral se situe dans une économie qui est hors du commun. Cette idée d’autosuffisance ou d’individu autodéterminé (qui ne doit rien à personne sinon à lui-même) peut être séduisante et attirer une adhésion dès lors qu’elle est en phase avec l’idéologie dominante.
Gilles Ringenbach pose la question de savoir s’il peut exister des communs incompatibles avec d’autres. Comment dès lors concilier ce qui pourrait apparaître comme des « batailles de clochers » ? Comment organiser la nécessaire démocratie locale avec un minimum de coordination ? Quel pourrait être un modèle d’organisation efficace en matière de résolution de conflit ? Ne faut-il pas qu’un organisme, à un moment donné, soit en capacité de constituer un arbitrage afin de résoudre les conflits ?
Hervé Defalvard s’appuie sur une discussion qu’il a eue avec un agent d’Enedis (qui dépend d’EDF). Le Parc éolien de Redon produit à l’aide de quatre éoliennes et de manière autonome l’énergie pour 8000 ménages du canton. Chaque commune pourrait produire sur son territoire de l’énergie durable mais trans-locale en utilisant le réseau Enedis. Enedis ferait alors un arbitrage de façon à ce que chaque territoire puisse avoir son autonomie en électricité. Les « communs de territoire » auraient pour mission d’effectuer un arbitrage pour permettre les compensations et les péréquations qui s’imposent. On aurait ainsi des communs qui, sur leurs territoires, produiraient (grâce à de l’éolien ou du photovoltaïque) de l’énergie durable et qui positionneraient cette énergie sur une infrastructure nationale comme le réseau Enedis. Le réseau Enedis ne devrait être alimenté que par des communs de territoire (et non par EDF). Ce qui demanderait des financements appropriés.
Hervé se souvient que dans une montagne Kabyle qu’il a visitée, il existe un commun de territoire dont l’usage est décidé par les résidents. Un château d’eau a été mis en place pour les habitants afin de gérer l’eau en commun. La structure de décision relève d’un pouvoir clanique, ce qui montre la diversité possible des différents types de propriété sociale.
Gilles Ringenbach souligne que dans certains domaines comme les transports, l’énergie et l’éducation qui sont des domaines stratégiques, la question se posera toujours de savoir quel est l’organisme qui tranche les éventuels désaccords et litiges. Gilles se pose la question des banques et de leur pouvoir réel en vue de répondre à des demandes et à des besoins parfois contradictoires.
Hervé Defalvard indique à titre d’exemple illustratif que la Banque de France a le pouvoir de faire respecter un devoir de crédit aux différentes banques du pays. Si cette mission était respectée à la lettre, ce serait une forme de reterritorialisation de la monnaie.
Des « fonds territoriaux » seraient alors en capacité de mettre en place des financements pour projets de territoires. Des « agences de territoires » dont le fonctionnement serait démocratique auraient pour mission de contrôler ces fonds territoriaux. Cela permettrait aux différentes associations de trouver un financement sur leur territoire dans le cas où une véritable délibération citoyenne serait effective. C’est dire l’urgence de mettre en place les institutions nécessaires à une telle délibération citoyenne. Des réflexions collectives ont été conduites comme par exemple ce groupe de travail sous la responsabilité d’Hervé Defalvard, de Denis Durand et de Sylvie Mayer. Il a débouché sur un projet de proposition de loi d’expérimentation et déposé par le groupe communiste à l’Assemblée Nationale sous le titre « Entreprises de territoire et nouvelle régulation démocratique ».
Aurélien Catin remercie Hervé pour ses réponses très claires et il remercie également l’ensemble des participants. La prochaine séance aura lieu le lundi 16 novembre avec Thomas Coutrot qui interviendra sur le thème « Libérer le travail. Des méthodes alternatives au management ».