Une histoire politique de la musique classique — discussion avec Convergence des Luths (2/2)
La musique et les musiciens classiques vivent aussi de débats et de dissensions, portant tant sur les conditions matérielles de leur activité que les engagements esthétiques. À vrai dire, les deux sont intrinsèquement liés à travers l’Histoire. Le premier volet de notre entretien avec le collectif Convergence des Luths questionnait la situation sociale des travailleurs de la culture, inféodés au marché de l’emploi, et proposait une issue de secours anticapitaliste. Ce second volet fait état des réflexions politiques et esthétiques du collectif, fondé au moment des grèves contre la réforme des retraites en décembre 2019, quant à l’histoire de l’interprétation musicale, entre mouvements réactionnaires et élans révolutionnaires. L’occasion d’une mise au point critique, aussi dense que rare, quant à l’un des courants d’interprétation les plus féconds des cinquante dernières années : la redécouverte de la musique ancienne.
Vos articles soulignent combien les discours et les représentations ont pris le pas sur la musique elle-même. On pourrait prendre l’exemple d’un « courant » particulier : celui de la musique dite « historiquement informée » — qui, entre autres choses, entend retrouver les intentions originelles des compositeurs et recourir aux instruments d’époque1. Au fil des décennies, on a l’impression que cette dernière est devenue un label commode et rentable pour les maisons de disque, mais aussi pour les musiciens eux-mêmes. N’est-ce pas lié au fait que les musiciens doivent se soucier de leur image davantage que de leur « travail » ?
Rémy Cardinale : Cette question est peut-être la plus complexe à traiter car elle renvoie à une bataille esthétique menée tout au long du XIXe siècle, qui s’articule entre les modernes et les réactionnaires. J’aime citer la phrase du philosophe Dominique Pagani : « la modernité a toujours eu peur d’elle-même ». Nous sommes aujourd’hui au cœur d’un mouvement réactionnaire qui dure depuis plus d’un siècle. Le néoclassicisme a pris le pas sur les idées révolutionnaires des romantiques. Il a repris la main devant le risque de voir les passions romantiques renverser l’ordre établi. Après un siècle de révolutions, il a fallu calmer le jeu des passions, des mouvements anarchistes et communistes qui réclamaient le pouvoir de décider de leur condition sociale. Les bourgeois, ayant œuvré pendant plusieurs siècles à changer le mode de production féodal en un mode capitaliste, se transforment peu à peu, après avoir pris le pouvoir, en gardiens du temple. Le romantisme, qui a été l’œuvre d’une certaine aristocratie bourgeoise à la fin du XVIIIe siècle, est devenu, un siècle plus tard, l’esthétique à abattre. Dans la préface du Chemin de Paradis, Charles Maurras se déchaîne : « Le romantisme est condamnable parce qu’il a poursuivi l’œuvre de la Réforme et de la Révolution, parce qu’il a servi de relais entre elles et la République honnie. [Il attaquait] les lois ou l’État, la discipline publique et privée, la patrie, la famille et la propriété ; une condition presque unique de leur succès parut être de plaire à l’opposition, de travailler à l’anarchie. » On peut aussi citer le compositeur et critique musical François-Joseph Fétis, qui estime que « la musique occidentale s’est laissée contaminer par le virus romantique du pathétique et de l’inouï… elle doit se ressaisir. Elle doit en revenir à l’élément objectif caractéristique du classicisme grec ou moderne. Il faut que le sensible, le vague, le féminin soient virilement muselés ». On pourrait multiplier les exemples qui soulignent le besoin de revenir à la raison classique contre les affects romantiques, sources de tumultes incontrôlables.
Le mouvement baroque, dont vous parlez sous la dénomination « historiquement informée », s’inscrit dans cette esthétique néoclassique réactionnaire. Il démarre paradoxalement au XIXe siècle. Le retour à la musique ancienne, jouée sur instruments anciens, s’appuie sur une musicologie toute nouvelle qui prend le pouvoir sur les musiciens praticiens. Dorénavant, il faudra être « historiquement informé » ! Une nouvelle aristocratie voit le jour. Elle impose son esthétique et nous fait croire à son propre récit du réel historique. L’Histoire est toujours écrite par les vainqueurs : ce n’est pas nouveau. Évidemment, le passé est fantasmé, totalement idéalisé. La musique devient « retour aux sources », authentique, comme si le présent ne pouvait rien apporter de bon. Les artistes-interprètes se soumettent à ce diktat et jouent le jeu. On glorifie le texte, les sources, les instruments originaux. Sur scène, on va même jusqu’à dresser la partition — édition urtext, évidemment — au-dessus de sa tête pour saluer le public. Le créateur est tout, le musicien n’est qu’un serviteur. Ça ne vous rappelle rien ?
Pourtant, le romantisme lui-même est parfois associé, du moins sur le plan philosophique, à une forme de conservatisme — contre l’universalisme abstrait des Lumières, notamment. Pouvez-vous expliciter cet aspect révolutionnaire du romantisme sur lequel vous insistez ? Et quel serait, du reste, son pendant « réactionnaire » ?
Rémy Cardinale : Je ne suis ni historien, ni musicologue. Ce que je sais me vient de ma pratique de musicien et de militant politique, qui m’aide à voir le monde et à lire l’Histoire selon un certain prisme — la définition même de l’idéologie. L’arrivée de la classe bourgeoise comme classe dominante à la fin du XVIIIe siècle a une incidence sur la pratique musicale. La musique, objet d’apparat pour la noblesse, devient peu à peu un objet domestique. Le clavecin est détrôné au bénéfice du pianoforte, qui devient l’attribut instrumental de la nouvelle bourgeoisie. Et, pour cette nouvelle pratique musicale, il faut un nouveau répertoire qui se concentre autour de petites pièces de pianoforte ou de musique de chambre, facilement accessibles pour un genre de praticien inédit : « l’amateur ». Contre ces nouvelles pratiques culturelles qui mettent en exergue une forme de dilettantisme dans la pratique musicale, l’aristocratie ne tarde pas à réagir d’une manière conservatrice, à l’image des sociétés musicales indépendantes des cours et à caractère privé, qui visent « à promouvoir l’art en privilégiant la “musique sérieuse”, autrement dit religieuse, et la pratique des œuvres chorales » — comme nous le rappelle l’historien Patrice Veit. La Sig-Akademie de Berlin, dans laquelle Mendelssohn dirigera en 1829 La Passion selon Saint Matthieu de Bach, reflète parfaitement la résistance à bas bruit d’une certaine élite qui n’accepte pas de céder aux nouvelles modes de la musique. Ces sociétés musicales sont de l’ordre de l’entre-soi. On y pratique la musique dite « sérieuse » dans un cadre privé, les concerts ne sont la plupart du temps ouverts qu’aux sociétaires, et très rarement au public. La musique « ancienne » y est glorifiée afin de se tenir à l’écart de la vogue de l’opéra et de la musique instrumentale.
Emmanuel Balssa : Quant au mouvement réactionnaire, il semble apparaître véritablement en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. En 1784 a lieu à Londres la grande commémoration de Westminster à la mémoire de Haendel. Cet événement entrepris à l’initiative de la société des Concerts of Antient Music est célébré en grande pompe et en présence de toute la famille royale. Son arrière-plan politique est clair : à travers la célébration d’une musique « ancienne » et universellement reconnue, il tente de réunir la nation autour de la couronne royale fragilisée par la perte récente des colonies américaines et par l’annonce de troubles politiques sans précédent en France. Rien « d’historiquement informé » d’ailleurs, dans cette performance qui réunit plus de cinq cents exécutants. Les sociétés de musique ancienne fleurissent, à l’époque. Le plus souvent fondées par des membres éminents de l’aristocratie, elles sont élitistes, refusant parfois de manière statutaire leur accès à certaines catégories sociales. Toutes défendent la musique ancienne comme un rempart contre la corruption du goût et la dépravation des mœurs soi-disant véhiculée par la musique moderne — en particulier italienne. Elles représentent donc un mouvement réactionnaire fortement marqué dans son aspect politique et social. La société des Concerts of Antient Music restera active jusqu’en 1848, faisant entrer progressivement de nouveaux compositeurs au panthéon des « anciens » : Mozart, Beethoven, etc. — ceux-ci perdant peut-être au fil des années leur aspect trop révolutionnaire, ou bien alors cédant à l’inévitable marche de l’Histoire. On peut dire cependant que l’idée d’une musique classique « bien-pensante » opposée à une musique contemporaine est née.
Et qu’en est-il du romantisme à proprement parler ?
Rémy Cardinale : Il doit être appréhendé dans sa totalité, avec ses complexités progressistes et réactionnaires, à l’image de la production musicale. Je me souviens que le pianiste et musicologue Charles Rosen disait en substance que le romantisme ne pouvait être enfermé dans un style déterminé, à l’image du style classique ou du style baroque, dont la formule « Chaque chose à sa place et chaque place a sa chose » incarne parfaitement l’Ancien Régime. Rosen était incapable d’en définir des contours propres. Son ouvrage Génération romantique montre le caractère polymorphe et contradictoire du romantisme. La période de 1809 à 1813 a vu naître Robert Schumann, Félix Mendelssohn, Frédéric Chopin, Franz Liszt, Giuseppe Verdi ou Richard Wagner, pour ne citer que les plus emblématiques. Dans cette liste vertigineuse de génies se côtoient une multitude d’esthétiques musicales, tant sur le plan de la forme, de l’écriture, de l’harmonie, voire même du contrepoint. Dans cette génération, vous avez le classicisme défendu par Mendelssohn, qui s’oppose à « la musique de l’avenir » qu’incarnent Liszt et Wagner ; l’innovation expressive de Chopin, qui s’appuie sur la maîtrise absolue du contrepoint — science la plus complexe et la plus aboutie de l’écriture musicale du XVIIIe siècle —, qu’il réussit à moderniser et à personnaliser ; ou le sens poétique d’un Schumann, dont certaines formules rythmiques sont issues du style baroque. Sans parler d’un Verdi, qui osera en 1853 mettre en musique avec passion et éloquence, la vie d’une courtisane, « Violetta » (La Traviata), dans un contexte contemporain : chose impensable à l’époque ! La censure lui impose de restituer l’action dans les années 1700. Le contexte historique original pensé par l’auteur, c’est-à-dire 1850, n’a été présenté pour la première fois que cinq ans après la disparition de Verdi, en 1906 !
Toutes ces contradictions sont donc intrinsèques au romantisme ?
Rémy Cardinale : Oui. Le bouleversement d’un tel changement de régime à partir de la Révolution, avec son lot de guerres napoléoniennes et de coalitions multiples à des fins de résistance, n’ont pu qu’engendrer des sentiments contradictoires. L’art ne pouvait que refléter de tels sentiments. L’exaltation de nouvelles libertés émancipatrices faisant aussitôt place à des peurs réflexes en l’avenir, le mal du siècle. Ce qu’il semble toutefois important de retenir du romantisme, au-delà de ses contradictions, c’est que pour la première fois le musicien devient un « individu libre » qui s’impose dans le paysage social. Un musicien qu’on appelait autrefois « exécutant » et qu’on qualifie peu à peu d’interprète. Ce mot ne doit pas être pris à la légère.
Pourquoi ?
Rémy Cardinale : Car il incarne parfaitement l’esprit même du romantisme. Un interprète objet de désirs qui est commenté, critiqué, glorifié. Un interprète qui s’exprime, qui dit quelque chose du monde en mouvement. De valet, il devient artiste, donc créateur — avec toutes les ambiguïtés qui vont avec. Sous cet aspect-là, le romantisme est bien un acte révolutionnaire.
Le mouvement que vous décrivez est donc aussi celui de la séparation progressive entre l’interprète et le compositeur. Comment expliquer cette disjonction ?
Emmanuel Balssa : Le néoclassicisme, apparu à la fin du XIXe siècle — en partie comme réaction au mouvement romantique —, entérine l’importance prise par cette musique classique dans la vie musicale du XXe siècle. Cette époque voit disparaître progressivement les interprètes-compositeurs encore bien présents au XIXe siècle (rares étaient en effet les instrumentistes qui ne composaient pas au moins quelques pièces ou études pour leur instrument) et naître progressivement un divorce avec la musique contemporaine, devenue de plus en plus incompréhensible pour une majorité de personnes. Cette nouvelle donne transforme en profondeur le positionnement de l’interprète. Lorsqu’un musicien défend sa propre musique, l’idée de respect du texte ou de la volonté d’autrui n’est pas présente, non plus que l’absence d’ego puisque l’œuvre est justement l’expression de son moi propre. En revanche, il va solliciter toutes les forces vives de son éloquence pour faire adhérer l’auditoire à ses idées et emporter les suffrages. L’interprète du XIXe siècle, habitué à cette manière de s’exprimer (comme devaient l’être d’ailleurs tout autant les musiciens des siècles précédents), incluait dans ce dynamisme les œuvres qui lui étaient contemporaines, mais également les œuvres du passé qu’il n’hésitait pas à mettre au goût du jour. C’était une forme d’authenticité bien différente de celle que nous entendons aujourd’hui : une authenticité basée davantage sur la profondeur et la personnalisation du discours que sur le rendu de l’œuvre. L’interprète musical classique du XXe siècle, devenu exclusivement cela, perd ainsi peu à peu cette force de conviction pour n’en garder que les aspects extérieurs et superficiels, pathos et expressivité quelque peu convenue qui n’inspirent ni le sentiment d’authenticité d’autrefois, ni l’authenticité historiquement informée à venir. Devant cette perte de vitesse de la modernité, la venue d’une réforme était donc logique, et sans doute nécessaire. Mais le fait que cette réforme ait choisi la musique ancienne comme vecteur de son expression n’est sûrement pas anodin. Face à un monde moderne effrayant à bien des égards, le retour à l’ancien est une réaction naturelle et habituelle.
Tout ça nous amène au mouvement de redécouverte de la musique ancienne. Il a connu un essor particulier à partir des années 1960, et s’est fait, à l’origine, à l’écart des institutions. Il pouvait même revêtir un aspect révolutionnaire, sur le plan musical. Ne faites-vous pas un mauvais procès à ce mouvement lorsque vous le qualifiez de « réactionnaire » ? D’autant que cette pratique sur instruments historiques s’est étendue au fil des décennies jusqu’au répertoire romantique — ce dont semble même avoir bénéficié votre Armée des Romantiques !
Rémy Cardinale : Il est vrai qu’à première vue, ça pourrait paraître contradictoire. Je ne nie pas que les protagonistes du renouveau « baroque » se soient sentis l’âme révolutionnaire en participant à ce mouvement. Mais cette « révolution » doit être relativisée. S’il y a eu un sentiment de révolution, c’est parce que, d’un coup, il y a eu une mode du « baroque » qui a ouvert un « marché » du baroque. La demande de production baroque a considérablement grandi. Concerts, festivals, disques, académies ont fleuri un peu partout, jusqu’au merveilleux film d’Alain Corneau Tous les matins du monde, qui a définitivement révélé ce style au plus grand nombre. Ce qu’on croit être une révolution s’appuie souvent sur un déjà-là bien réel, un monde qui existait depuis longtemps mais qui était tapi dans l’ombre, réservé à une élite, une aristocratie. D’ailleurs, il est amusant de voir que ceux qui ont connu cette période de renaissance du mouvement baroque sont plus que critiques envers cette démocratisation. Les aristocrates n’aiment pas beaucoup que leurs valeurs soient partagées par le plus grand nombre. Ils considèrent que les musiciens baroques d’aujourd’hui sont quelque part pervertis par ce grand marché — à juste titre, peut-être. Ils restent en général assez nostalgiques des années 1960–70, où tout se passait encore dans la dissidence et l’entre-soi. Cela dit, je ne sous-estime pas que ce mouvement du « renouveau baroque » ait apporté un plus grand savoir sur la pratique de cette musique et une plus grande maîtrise à jouer des instruments anciens, dont la technicité n’allait pas de soi. Quant à l’organologie2 à laquelle vous faites référence, là aussi, ça remonte à bien plus longtemps3. S’il y a eu nouveauté, c’est seulement dans l’ampleur du mouvement et l’élargissement considérable des praticiens et du public. Mais encore une fois, tout était là. Nous pouvons donc dire que ce mouvement de redécouverte baroque, qui s’étend sur deux siècles environ, est la réaction au mouvement romantique. Le néoclassicisme est bien la conséquence de ce dernier. Le « néoromantisme » dont se réclame l’Armée des Romantiques est une conséquence du néoclassicisme d’aujourd’hui.
Emmanuel Balssa : Le mouvement baroque né dans les années 1960 tient beaucoup plus d’une réforme que d’un courant révolutionnaire. S’opposant à une interprétation moderne jugée corrompue et décadente, cette réforme a tenté, à l’instar d’une réforme religieuse, de retrouver une foi primitive et une authenticité perdue. Elle s’est appuyée sur un retour à la règle et sur l’étude des sources et traités anciens qui ont alors revêtu un aspect presque sacré. Dès le départ elle repose sur des valeurs morales fortes : raison, objectivité, humilité, rejet de tout ego — en réaction avec les excès supposés des « modernes ». Des débuts de cette réforme on peut retenir également l’aspect élitiste, voire sectaire, en tous cas réservé à des initiés, qui nous ramène à l’idée de religion. Il est indéniable que les premières interprétations baroques étaient toutes imprégnées d’une foi nouvelle, soulevées par la conviction que ce qu’on faisait était juste. La nouvelle lecture proposée par le mouvement baroque, s’appuyant sur un instrumentarium4 inédit et sur la compréhension musicologique des œuvres et de leur contexte, a véritablement apporté un souffle nouveau. La recherche de techniques oubliées et suffisamment différentes remettait en question une pratique devenue un peu routinière, en maintenant une réflexion constante. La redécouverte d’un répertoire jamais entendu par le public d’aujourd’hui et la réinterprétation des œuvres classiques sous le prisme de la réforme a comblé le désir de nouveauté des musiciens et du public, et permis d’occuper l’espace laissé vacant par une musique contemporaine ne parvenant pas à rallier la majorité à sa modernité. Les débuts du mouvement ont eu, il est vrai, un aspect assez révolutionnaire. Ils ont vu apparaître de grandes personnalités emblématiques5. Mais passés l’ébranlement des premières découvertes, le mouvement s’est rapidement assagi en même temps qu’il prenait de l’ampleur. Les sons trop rugueux ou les accents trop virulents de l’éloquence ont été adoucis par les générations suivantes, qui les jugeaient trop caricaturaux.
Dans Vous avez dit baroque, le musicologue Philippe Beaussant, qui est l’un des pionniers de cette redécouverte, exprime ses craintes quant à l’introduction de la musique ancienne dans les conservatoires : ça risquerait, dit-il, d’atrophier la recherche et d’institutionnaliser la pratique. Maintenant que nous sommes arrivés à la troisième, voire quatrième génération d’interprètes héritiers de ce mouvement, l’Histoire semble lui avoir donné raison. N’est-ce pas la preuve que le mouvement était animé, à l’origine, et pour une part encore aujourd’hui, par un authentique esprit de recherche ?
Emmanuel Balssa : On peut peut-être accuser l’institution d’avoir fait perdre l’esprit authentique des pionniers — c’est effectivement un jugement qu’on a souvent entendu —, mais je crois que ce sont plutôt les valeurs portées dès le départ qui ont elles-mêmes engendré cette perte. La recherche, qui avait représenté un élément déclencheur d’une nouvelle réflexion, est devenue finalité. La musicologie, méticuleuse et scientifique, a poursuivi l’effort de classification et de raison des Lumières dans son envie illimitée de tout connaître et de tout expliquer. Le fait historique, objectif et incontestable, est devenu le seul garant d’authenticité, reléguant l’interprétation à un ensemble de règles et de codes à respecter pour que le rendu soit le plus juste, le plus « authentique » possible. Lorsqu’on regrette « l’authentique esprit baroque » des débuts, que regrette-t-on exactement ? Est-ce un esprit révolutionnaire perdu, une foi perdue ou bien est-ce cette situation un peu privilégiée des musiciens baroques libres de concurrence ? Aujourd’hui « l’historiquement informé », dans son aspect raisonné et garant d’authenticité, a gagné le milieu classique et, même si une des motivations pour s’engager dans la pratique de la musique ancienne de la part des jeunes musiciens reste encore très souvent le rejet de l’interprétation moderne, on peut dire que la différenciation entre les deux mondes s’est largement estompée et que le mouvement réactionnaire a gagné. On peut dès lors comprendre que les pionniers aient craint l’institution. Cette dernière n’a pas réduit l’esprit de recherche : au contraire, elle l’a organisé et placé au cœur de son enseignement ! Jamais la recherche n’a été aussi présente qu’aujourd’hui, ni le niveau de connaissances dans le domaine de la musique ancienne aussi haut. En permettant en revanche de former de plus en plus de musiciens baroques, en permettant aux modernes de s’initier sérieusement aux techniques et styles anciens, elle a fait perdre le caractère exclusif et élitiste du mouvement en le démocratisant quelque peu — démocratiser au sein du grand mouvement classique, il s’entend : on ne parle pas d’une démocratisation populaire…
Rémy Cardinale : Votre question démontre parfaitement ce que j’essaie de décrire : une élite qui craint d’être dépossédée de sa supériorité de classe. D’un savoir, d’une culture qu’elle possède et qu’elle tente de préserver à tout prix depuis l’arrivée des romantiques qui osaient faire autrement. Sans vouloir trop jouer avec les symboles, je rappelle que le Centre de musique baroque (CMBV) est à Versailles ! Et Philippe Beaussant en est le cocréateur, en 1987. La mission de cette belle institution est de « retrouver » et de « restaurer » le « patrimoine musical français de l’époque baroque ». Voilà qui exprime le mouvement réactionnaire dont je parle. Nous n’en voyons pas la puissance tant nos esprits sont colonisés par l’idéologie néoclassique, laquelle repose sur le retour au « patrimoine », sur les valeurs de l’authenticité et sur l’injonction à l’humilité devant l’Histoire. Celle de l’Ancien Régime, bien entendu ! Malheureusement, le néoclassique est à ce point hégémonique que nous lisons même le romantisme sous le prisme du néoclassicisme.
Qu’entendez-vous par là ?
Rémy Cardinale : Eh bien, j’en veux pour preuve deux institutions contemporaines : Bru Zane et, tout récemment, La Nouvelle Athènes6. Elles traitent le sujet romantique avec les méthodes du mouvement baroque. À mes yeux, c’est une contradiction : si on peut comprendre la logique des néoclassiques avec leur vénération du passé, du patrimoine et le retour aux sources, pourquoi vouloir l’appliquer sur le romantisme, qui s’est construit contre ça7 ? Ceci donne ce qu’on observe en ce moment : des études historiques qui veulent remonter aux sources, voire à la source même. Comment ça sonnait à l’époque, que disaient les acteurs de l’époque, que jouaient-ils et comment ? Voilà qui démontre le mépris total d’une culture empirique colportée par des générations entières de musiciens qui ont fait vivre les œuvres au cours du temps. Croire que la source est le réel ou qu’elle dit quelque chose de l’époque ou des œuvres elles-mêmes, c’est penser que les idées précèdent les actes. Il n’en est évidemment rien. Les compositeurs n’ont que peu conscience de ce qu’ils créent réellement et du futur de leur création. Ce qui m’amène maintenant aux peurs de Philippe Beaussant… Il est contradictoire d’œuvrer comme il a fait pour la musique baroque, avec autant de talent, et d’avoir peur qu’un jour elle soit institutionnalisée. Le CMBV est bien une institution, non ? Ça prouve que les néoclassiques sont devenus plus que dominants, et même hégémoniques. Il est donc normal que les valeurs de la musique « ancienne » soient défendues dans des conservatoires. Et que, par conséquent, le romantisme soit combattu par une dénaturalisation de son sens propre. Une idéologie contre une autre : rien de nouveau !
Si l’interprétation musicale ne doit pas partir à la recherche d’une authenticité uniquement historique, c’est qu’elle doit mettre au cœur de sa démarche une autre forme d’authenticité, qu’on pourrait qualifier de sensible. N’y a‑t-il pas moyen de concilier le versant historique avec cette forme d’authenticité plus spontanée, avant tout sensible et intérieure ?
Emmanuel Balssa : L’Armée des Romantiques naît bien sûr au sein du mouvement historiquement informé. Suivant les traces marquées par les prédécesseurs, les ensembles qui ont commencé à s’intéresser au répertoire du XIXe siècle ont recherché, comme leurs aînés, les sources, méthodes, partitions, instruments anciens et techniques de jeu qui pouvaient venir éclairer une interprétation historique. Très vite, pourtant, l’Armée des Romantiques s’est aperçue que le côté réactionnaire du mouvement ne convient pas à l’appréhension de l’esprit romantique — et même qu’il l’entrave profondément. La mise en avant d’un travail de recherche musicologique méthodique tentant de dégager une interprétation « authentique » ne pouvait convenir à une époque qui recherchait avant tout l’expression de l’individualité, non plus que le retrait de l’interprète derrière un rendu objectif ne pouvait exprimer l’esprit romantique. Avec le temps, on en viendra peut-être même à dire que la rationalisation extrême de la démarche a pu nuire à « l’esprit baroque », le privant de son aspect sans doute le plus créatif. Reconnaître l’aspect réactionnaire du mouvement permet de comprendre qu’il ne révolutionne pas en profondeur le vaste mouvement néoclassique, mais qu’il s’inscrit malgré les apparences dans sa continuité. Il me semble que l’esprit néoromantique initié par l’Armée des Romantiques, en proposant une autre forme d’authenticité, peut révolutionner notre manière de lire et comprendre la musique. C’est de cette nouvelle incarnation de l’œuvre musicale, laissant plus de liberté dans son rendu et son expression, que pourraient s’emparer les musiciens modernes et même baroques d’aujourd’hui en retrouvant la liberté de proposer une interprétation riche et variée.
Rémy Cardinale : Je crois que la démarche de ceux qu’on appelle « les pionniers du baroque » était bien plus instinctive que réfléchie. Ils ont tiré le fil de la pelote du long chemin de la redécouverte de la musique ancienne. Et c’est en toute logique qu’ils se sont intéressés à la pratique des instruments anciens et de son répertoire oublié. Il y avait bien plus de spontanéité chez eux que chez nos musiciens d’aujourd’hui. Les livres et les théories qui découlent de la recherche sont venus bien après : au moment où les « modernes » passaient à la contre-attaque, quand ils ont compris le danger que représentait un public grandissant et séduit par ce style. Il fallait bien se justifier, répondre aux questions : mais pourquoi faites-vous cela ? Je rappelle que la publication du livre d’Harnoncourt, Le Discours musical, qui théorise en quelque sorte le style baroque, date de 1984. Soit presque un quart de siècle après le début du mouvement baroque. S’en est suivi le CMBV et son centre de recherche. Encore une fois, les actes précédent les idées ! La réponse donnée aux questions posées a été l’historicisme et non le besoin intrinsèque d’interpréter cette sublime musique comme on l’entend. En ça, le mouvement baroque des années 1960 s’est inscrit au fil du temps dans le sillage du néoclassicisme et non du néoromantisme. Or le néoclassicisme est en passe de nier la production même de la musique.
En quel sens ?
Rémy Cardinale : Les musiciens, qui avaient réussi au XIXe siècle à se sortir de leur état de subordination en se transformant peu à peu en interprètes, c’est-à-dire en individus libres à même de s’exprimer dans le champ artistique en exposant leur travail au monde — réalisant de fait une véritable révolution anthropologique —, se voient aujourd’hui relégués au rang de serviteurs de la musique. L’injonction à l’humilité est de mise ! L’analogie avec le mode de production capitaliste devient évidente. Si tu ne te soumets pas aux forces du marché, tu seras écrasé. Pas de liberté sans ton maître ! Voilà pourquoi les musiciens classiques doivent continuer leur route vers l’émancipation, afin de réaliser le rêve d’un des plus grands compositeurs révolutionnaires du romantisme, Ludwig van Beethoven : un salaire à la qualification personnelle pour travailler, donc créer, librement et sans maître !
Illustrations de bannière : Marc Vaux
- Se fondant sur la recherche historique, l’étude des traités et le retour aux instruments anciens, le mouvement dit « historiquement informé » connaît un essor fulgurant dans la seconde moitié du XXe siècle, jusqu’à constituer aujourd’hui une part importante de l’industrie de la musique classique. Initialement cantonné à la musique baroque, son répertoire s’est élargi de la musique du Moyen Âge jusqu’à celle du début du XXe siècle.↑
- Étude des instruments de musique et de leur histoire [ndlr].↑
- Dès 1901 La Société des Concerts d’instruments anciens dont le président d’honneur n’était autre que Camille Saint-Saëns, faisait entendre une musique oubliée du grand public sur des instruments d’époques. Henri Casadesus à la viole d’amour, Marius Casadesus au quinton, Régina Casadesus au clavecin, Lucette Laffite-Casadesus à la viole de gambe, Maurice Devilliers à la basse de viole et Édouard Nanny à la contrebasse, étaient les principaux animateurs. Cette nouvelle « Société » s’inscrivait dans le mouvement de redécouverte de la musique ancienne pour un large public. L’éditeur Durand prit en main en 1894 une édition critique de l’œuvre complète de Rameau dont il confia la direction éditoriale à Camille Saint-Saëns. Tout cela, sans doute en réaction tardive envers les « ennemis » d’outre-Rhin qui avaient entrepris dès 1850 d’honorer la mémoire de Jean-Sébastien Bach avec la Bach-Gesellschaft (la Société Bach). Les Anglais firent la même chose en 1843 avec la Haendel-Society. J’arrête ici la remontée historique de la prétendue redécouverte de la musique ancienne, que nous devons donc relativiser.↑
- Ensemble des instruments utilisés pour une œuvre [ndlr].↑
- Parmi lesquelles nous retrouvons le claveciniste Gustav Leonhardt, le violoniste Sigiswald Kuijken, le chef d’orchestre Nikolaus Harnoncourt, ou encore le flûtiste à bec Frans Brüggen.↑
- Le Palazzetto Bru Zane, fondé en 2009 à Venise, est une institution consacrée à la diffusion de la musique romantique. La Nouvelle Athènes, fondée en 2017 à Paris, est quant à elle une association plus spécifiquement dédiée aux pianos historiques.↑
- La phrase de Brahms à ses camarades musiciens lors d’une répétition musicale, « Faites-le comme vous voulez mais faites-le beau », incarne à elle seule l’idéologie subversive du romantisme. Brahms, dans cette séquence peu connue, travaille son trio op.101 en compagnie du violoniste Joseph Joachim et du violoncelliste Robert Haussmann. Des questions se posent quant à la façon de jouer un passage de l’œuvre du maître ; la notation de la partition semble faire débat entre eux. La réponse de Brahms va à l’encontre de ce que dicte la doxa néoclassique : « Le texte, les sources sont sacrés ! » Au contraire, Brahms invite ses collègues musiciens à faire comme ils l’entendent, à interpréter le texte comme ils le sentent à condition que cela soit « beau ». Il faut poser les bonnes questions aux sources historiques. Si vous leur demandez de répondre à des questions néoclassiques, ne vous étonnez pas du résultat. J’aime cette formule : « Un document ne répond qu’aux questions qu’on lui pose ! »↑