Débat : Pour ou contre le salaire à vie ? Arguments de Bernard Friot
Pour ou contre le salaire à vie ?
Le contexte
C’est Quoi le Salaire à Vie ?
Le « salaire à vie » ou salaire à la qualification personnelle constitue un mode d’organisation socio-économique qui consiste à verser un salaire à vie à tous les résidents à partir de 18 ans. Le montant de ce salaire universel dépendrait de la qualification personnelle et non plus du poste de travail occupé. Pour faire simple, vous seriez payé toute votre vie d’adulte pour votre capacité à produire de la valeur pour la communauté, que vous occupiez un emploi ou non, et non pas en fonction du poste que vous occupez ou du travail que vous effectuez. Cela aurait pour conséquence mécanique l’abolition du marché du travail, et donc du chômage.
Ce modèle implique également une remise en cause de la notion de propriété privée lucrative de l’outil de travail au profit de la notion de co-propriété d’usage. En effet, dans ce modèle, un individu ou un groupe d’individus ne pourrait pas détenir seul un outil de production. C’est l’ensemble des travailleurs qui seraient des copropriétaires d’usage et des co-gestionnaires de leur outil de travail. Cela signifie que personne en particulier ne peut s’approprier de manière exclusive les profits réalisés par une entreprise.
Avec ce système, il n’y a plus de distinction entre secteurs publics et privés (la distinction n’existe plus, puisque chaque citoyen est copropriétaire de l’ensemble des moyens de production), ni entre secteurs capitalistes et non-capitalistes (le capitalisme étant aboli de facto). La notion de profit disparaît également, la totalité des richesses produites étant détenues par la totalité des travailleurs. La valeur produite est répartie entre tous les citoyens et citoyennes, de manière équitable en fonction de leur degré de qualification personnelle.
La qualification personnelle est un indice attestant d’un niveau d’aptitudes propres à un individu dans un domaine donné, tout comme les grades militaires ou les grades de la fonction publique. Plus vous êtes compétent ou qualifié, plus votre grade augmente et plus votre salaire sera élevé.
Dans le cadre du salaire à vie, ce sont des caisses de cotisation qui seraient chargées de collecter, gérer démocratiquement, puis redistribuer la valeur créée et socialisée. Ces caisses financeraient, à l’instar de celles de la Sécurité sociale actuelle, les aléas de la vie comme la maladie, la retraite, la famille et les accidents professionnels, mais pas seulement. En effet, la totalité (ou la quasi-totalité) de la valeur étant réunie sous forme de cotisations dans différentes caisses selon les différents buts qu’elles poursuivent, ces dernières permettent aussi de payer les salaires de tous les travailleurs salariés ou non, les services publics, les investissements, etc.
Sources : wikipedia.org, https://wikirouge.net, www.reseau-salariat.info
C’est pareil que le revenu universel ?
Absolument pas. Ces deux modèles sont parfois associés ou confondus mais ils sont radicalement différents. Le principe du revenu universel ne suppose pas une fin des institutions capitalistes par une socialisation de l’économie. Le modèle du revenu universel consiste simplement à verser à tous les adultes un revenu inconditionnel et égal pour tous, pouvant s’additionner à un salaire lié à un poste de travail.
Pourquoi ça fait débat ?
La crise sanitaire et sociale que nous traversons actuellement a encore amplifié les inégalités et a plongé de nombreuses personnes dans la précarité. Pour réduire ces inégalités de plus en plus criantes et de moins en moins acceptées socialement, de nombreuses solutions émergent ou refont surface : revenu universel, emploi garanti par l’État, plafonnement des salaires et salaire à vie. Le Drenche vous propose d’explorer toutes ces solutions et d’en débattre, en commençant par la proposition la plus radicale et la moins médiatisée : le salaire à vie !
Argumentaire : Le « Pour »
Bernard Friot
Sociologue et économiste, professeur émérite à l’université Paris-Ouest Nanterre, animateur de l’Institut européen du salariat.
Un autre travailleur
Note : ce texte est extrait du livre En travail, conversations sur le communisme, de Frédéric Lordon et Bernard Friot, à paraître aux éditions La Dispute en octobre 2021.
Dans le capitalisme, que la personne du travailleur soit étrangère au travail, monopole de la bourgeoisie, est un fait qui s’exprime dans sa rémunération, liée strictement à sa mobilisation dans des tâches dont la validation sociale du produit valorise le capital, un produit qu’il n’a pas décidé. Prix de la force de travail, le salaire capitaliste reconnaît les besoins liés à l’exécution de tâches qui sont étrangères au travailleur. L’hétéronomie du travail est centrale, d’où le lien strict entre le salaire et la tâche pour que le capitaliste s’assure de son exécution, et la définition du travailleur comme la personne qui est en train de travailler. Contrainte de quémander sur le marché du travail ou sur celui des biens et services sa reconnaissance comme travailleuse, à la stricte mesure de ses tâches validées comme productives, la personne reste en permanence étrangère au travail tout en étant en permanence menacée par la non-validation sociale de son produit. Au contraire, dans le mouvement du communisme est en train de s’instituer un tout autre travail, endogène aux personnes, lesquelles sont en permanence enrichies d’une qualification qui, parce qu’elle ne peut pas être remise en cause, les libère de l’aléa de la validation de leur activité.
Le salaire communiste se construit contre l’hétérogénéité du travail. Il endogénéise le travail, c’est là le cœur de son antagonisme au salaire capitaliste : le travail est un attribut de la personne. C’est pour autant qu’il opère cette endogénéisation que le salaire est communiste, c’est-à-dire qu’il exprime le fait que le travail est sorti de sa finalité de
valorisation du capital dans des tâches dont la valeur d’usage est indifférente et auxquelles les travailleurs qui les effectuent sont étrangers. Mouvement concret de sortie du capitalisme, le communisme change totalement le rapport des travailleurs au travail : le travail est dédié à la valeur d’usage et décidé par eux. L’expression dans le salaire de cette révolution de l’endogénéisation du travail, commencée mais évidemment non achevée, d’autant qu’elle fait l’objet d’une contre-révolution capitaliste acharnée, a connu jusqu’ici deux étapes.
Même salaire pour des postes de même qualification, quelle que soit la tâche : le salaire communiste ne reconnaît pas une tâche validée, c’est le début d’une libération de la dépendance à la tâche pour être payé
La première est l’invention du salaire à la qualification du poste de travail, dont la scène principale est la convention collective, née, facultative, en 1919, rendue obligatoire en 1937 et à cause de cela interdite dès 1938 quand le Front populaire explose, et restaurée par la loi de 1950, qui générera une activité syndicale intense jusque dans les années 1970.
L’invention du salaire à la qualification s’est appuyée sur la rencontre, dans l’abstraction capitaliste d’un travail considéré comme « une substance créatrice de valeur » dans l’indifférence à la valeur d’usage produite, des univers jusque-là totalement hétérogènes des ouvriers, des employés, des ingénieurs, des indépendants, et sur le dépassement des logiques de métier. Du coup, il a été possible de prendre tous les postes d’une branche professionnelle et, quel que soit le travail concret auquel ils donnent lieu, de les classer par niveau de qualification, c’est-à-dire de contribution à la production de valeur, et d’y faire correspondre un niveau de salaire. Même salaire pour des postes de même qualification, quelle que soit la tâche : le salaire communiste ne reconnaît pas une tâche validée, c’est le début d’une libération de la dépendance à la tâche pour être payé.
La seconde étape fait passer la qualification du poste à la personne. C’est décisif bien sûr : tant que la qualification est un attribut du poste de travail, la bourgeoisie capitaliste, maîtresse des postes, garde la main. Le passage du poste à la personne s’opère d’abord dans la fonction publique, dont c’est le cœur. Ce qui définit une fonctionnaire, c’est qu’elle est titulaire d’un grade, et c’est à ce grade, attribut de la personne, que le salaire est lié. Il n’y a plus de chômage, le salaire stagne ou progresse mais il ne peut être ni réduit ni supprimé, et il est continué dans la pension de retraite. Le passage de la qualification, et donc du salaire, du poste à la personne s’opère pour une large part en 1946 : c’est en octobre qu’est adoptée la loi Thorez sur la fonction publique d’État ; en juin, un décret de Marcel Paul, qui est en train de nationaliser EDF-GDF, copie le statut des électriciens-gaziers sur celui de la fonction publique, étendant ainsi le champ des salariés à statut, comme à la SNCF ou à la RATP. Ambroise Croizat, quant à lui, transpose pour les salariés du régime général le régime de pensions des fonctionnaires : l’entrée en retraite est le passage de la qualification du poste à la personne même du retraité. De même, la loi d’août 1946 fait des allocations familiales, pour la durée de la minorité des enfants, un salaire des parents, indexé sur celui des ouvriers spécialisés de la métallurgie. Ultérieurement, l’UNEDIC de 1958 assurera un droit au salaire pour les chômeurs, de 33% du salaire brut au départ et porté jusqu’à 57% à la fin des années 1970. Et on observe une forme indirecte de passage de la qualification du poste à la personne dans le droit à carrière de certaines branches professionnelles où on ne peut changer de poste que pour un poste au moins aussi qualifié que le précédent. De sorte que le tiers des plus de 18 ans est aujourd’hui concerné par le salaire à la qualification personnelle, qui libère le travailleur de sa dépendance à la validation aléatoire de sa tâche pour le confirmer, en permanence, comme titulaire d’une qualification.
Cette seconde étape est menacée d’anéantissement par de nouveaux échecs face à la contre-révolution capitaliste du travail. Elle tente actuellement d’en finir avec la pension comme salaire continué et est en train, après avoir réduit considérablement le champ des salariés à statut, de s’attaquer au cœur de la fonction publique, la qualification personnelle. L’expression dans le salaire de l’endogénéité du travail appelle donc une troisième étape, riche d’une sortie des mobilisations actuelles de leur caractère dramatiquement défensif : l’institution du salaire à la qualification personnelle comme droit politique attaché à toute personne adulte de sa majorité à sa mort. L’enjeu étant la mise en place d’un statut communiste du travailleur.
Dans le capitalisme, en effet, est travailleuse une personne en train de travailler (c’est-à-dire de mettre en valeur du capital), et elle est dotée, pour ses périodes de vie adulte avant le travail (l’insertion, comme on dit), après le travail (la retraite) ou entre deux périodes de travail (le chômage), de droits à revenu différé indexés sur sa performance dans le travail. C’est donc un statut lié aux aléas du travail dont la bourgeoisie a le monopole, et qui soumet totalement les travailleurs aux initiatives des capitalistes. Au contraire, le statut communiste en train de se construire sort le travail productif de son hétérogénéité et dote toute personne adulte, jusqu’à sa mort, d’une qualification. Le travail productif devient endogène aux personnes, et être travailleur n’est pas la situation intermittente de personnes en train de travailler avec, pour le reste du temps, des droits à revenu différé ; c’est la situation permanente de tout adulte, en permanence confirmé, de sa majorité à sa mort, dans sa capacité à, et sa responsabilité de, contribuer à cette nécessaire fraction du
travail qu’est le travail productif.
La permanence de la qualification est nécessaire à la souveraineté commune sur le travail d’un autre point de vue fondamental, sa commune évaluation continue : entre autres critères, l’utilité et la qualité de son produit en tant que travail concret et, en tant que travail abstrait, son empreinte écologique, les ressources mobilisées, la pertinence de la division du travail, les effets territoriaux. Cette évaluation existe déjà ou il faut la créer, et surtout la démocratiser en y formant dès l’enfance, de sorte qu’elle soit non plus le sous-produit, craint, récusé, détourné, évité, d’un management qui dépossède les travailleurs de leur puissance sur le travail, mais l’expression même de cette puissance. Ici encore, nous sommes renvoyés à la mise en place d’une inconditionnalité du statut économique de la personne, un statut à confirmer en permanence alors que dans le capitalisme il est éprouvé en permanence.
Cette confirmation permanente des personnes dans leur statut économique, qui les libère de la suspicion dans laquelle les tient l’organisation capitaliste, est la condition, non suffisante mais nécessaire, de la responsabilité des travailleurs sur la production
C’est précisément parce que la personne est en permanence porteuse d’une qualification (et donc d’un salaire) qu’elle peut sans crainte livrer en permanence son travail à l’évaluation. Prenons un exemple. Le travail de soins est concret : une soignante orthopédique sait poser un diagnostic, interpréter une radio, réaliser un plâtre, opérer une fracture et ces tâches doivent être en permanence évaluées dans leur qualité. Il est également abstrait : la soignante produit de la valeur économique qui va être évaluée par un prix de jour, une tarification à l’acte, déterminés dans une convention avec l’Assurance maladie, ou par un prix de marché si le soin est mené hors convention. Ces deux évaluations, nécessaires, sont marquées par l’aléa : aléa des méthodes d’évaluation d’un travail concret lui-même soumis aux aléas de sa réalisation ; aléa des critères et des pratiques du conventionnement ou du marché des soins. L’inévitable aléa de l’évaluation du travail dans sa double dimension abstraite et concrète ne doit pas avoir d’incidence sur le statut économique de la personne au travail. C’est d’ailleurs la condition pour qu’elle se livre à cette évaluation sans tenter de s’y soustraire ou de tricher. Alors que les grandes entreprises capitalistes sont marquées par une tricherie généralisée, dont la réalité toujours cachée par l’ensemble des acteurs est dans de rares cas révélée – je pense au scandale de das Auto, la tricherie de Volkswagen sur le diesel – la distinction entre validation de l’activité et validation de la personne est au cœur du communisme en cours de construction. Cette confirmation permanente des personnes dans leur statut économique, qui les libère de la suspicion dans laquelle les tient l’organisation capitaliste, est la condition, non suffisante mais nécessaire,
de la responsabilité des travailleurs sur la production.
La permanence de la validation sociale des personnes comme capables de produire de la valeur s’exprime dans un salaire à la qualification attaché à la personne, droit politique inaliénable, évolutif de la majorité à la mort. Le premier niveau de qualification est automatiquement attribué à 18 ans, quel que soit le niveau de scolarité ou le handicap, et la montée en qualification, dans la limite d’un plafond tel que l’échelle des salaires soit de un à trois, est possible jusqu’à la mort par des épreuves portant sur l’expérience professionnelle, sans que le salaire puisse être interrompu ou diminué. On trouve dans ces épreuves, bien sûr, un lien, nécessaire, entre évaluation du travail et progression en qualification, mais il n’a rien à voir avec la suspicion pesant en permanence sur le statut économique de la personne dans le capitalisme. D’une part, la suppression ou le recul de la qualification n’est jamais en cause. D’autre part, une chose est de subir la crainte continue des effets d’une évaluation au jour le jour, autre chose est de se soumettre, de sa propre initiative, deux, trois ou quatre
fois au cours de sa vie, à une évaluation de son travail des 10 ou 20 dernières années, qui ne pourra que laisser en l’état ou faire progresser la qualification.
Le salaire est versé par une caisse de sécurité sociale des salaires, car aucune entreprise ne peut assurer un salaire à vie. Les entreprises cotisent au prorata de leur valeur ajoutée. Actuellement, le revenu disponible des ménages au niveau national (revenus du travail moins impôts plus prestations sociales) est de 1500 milliards, soit 30000 euros par an
pour les 50 millions de résidents de plus de 18 ans. Un salaire moyen de 2500 euros par mois dans une fourchette comprise entre le salaire minimum de 1700 euros, automatiquement acquis à 18 ans, et un salaire plafond de 5000 euros est donc parfaitement réalisable.
A la majorité politique, l’enrichissement de la citoyenneté de doit pas se limiter à l’attribution automatique à tout résident du premier niveau de qualification et donc de salaire, mais contenir aussi […] tout ce qui permettra la coordination de l’activité de production
Le salaire à la qualification personnelle est une composante nécessaire mais non suffisante du travail communiste. Composante nécessaire : je ne vois pas comment la démocratisation des décisions sur la production serait possible sans des producteurs en permanence confirmés dans leur capacité et leur responsabilité de produire de la valeur économique, qui trouve son expression dans le salaire comme droit politique. Composante insuffisante : à la majorité politique, l’enrichissement de la citoyenneté ne doit pas se limiter à l’attribution automatique à tout résident du premier niveau de qualification et donc de salaire, mais contenir aussi le droit de propriété d’usage des entreprises, le droit de co-décision dans les jurys de qualification, dans les caisses de salaire, dans les caisses d’investissement et la création monétaire, dans les collectivités propriétaires patrimoniales non lucratives des outils de travail, bref dans tout ce qui permettra la coordination de l’activité de production. Par conséquent, dès l’enfance, en famille et à l’école, le salaire à la qualification personnelle est inséparable d’une éducation, non seulement à des connaissances et savoir-faire en matière de travail concret sanctionnés par un diplôme, mais aussi à cette responsabilité commune du travail abstrait, et donc, par exemple, de la création monétaire, de la socialisation des valeurs ajoutées des entreprises, des critères de qualification. L’éducation à une telle responsabilité appelle aussi une tout autre socialisation primaire en matière de délibération : nous apprenons à nos enfants à élire des délégués de classe, à s’en remettre à la représentation, alors qu’il faut les initier à la direction collective des entreprises ou des caisses d’investissement.