(Manifeste) pour une monnaie matérialiste.

11/10/2021     XAVIER MORIN , GROUPE « ECONOMIE DU SALAIRE À VIE »

    (Manifeste) pour une monnaie matérialiste.

    Il se joue en sourdine une petite musique abolitionniste. Il s’agirait d’abolir le travail, le marché, le salaire et la monnaie (1). Toutes ces institutions seraient capitalistes par essence, notamment la monnaie, instrument de tous les complots, objet de toutes les convoitises. Et en effet, la monnaie qui circule actuellement est à la fois la fin et le moyen de toutes les formes d’exploitation. Mais s’agit-il d’une fatalité ? La monnaie est-elle nécessairement capitaliste ? Serait-elle préservée de toute révolution ?

    Nous allons tenter de montrer que la monnaie est un outil à conserver, mais qu’il faut la délester de ses tentacules capitalistes. Cela consiste à interdire quelques-unes des fonctions qu’elle remplit actuellement. C’est ainsi que nous pourrons concevoir une monnaie matérialiste (2), à savoir une monnaie démystifiée, débarrassée de toute croyance. Il va de soi que sa création et sa gestion s’effectueront dans des institutions démocratiques, sans quoi rien n’est possible. Mais ce n’est pas tout. Notre visée est révolutionnaire. Nous voulons créer une monnaie propre à soutenir un saut qualitatif du mode de production.

    Cela étant posé, commençons par recenser les fonctions de la monnaie. Nous verrons alors que certaines d’entre elles sont des fonctions utiles, efficaces et pratiques, tandis que d’autres sont très clairement parasitaires.

    1 / Les fonctions utiles de toute monnaie :

    La monnaie est une unité de compte, autrement dit un instrument de mesure de la valeur. Sa forme chiffrée permet une grande souplesse dans la mesure de cette valeur (3).

    La monnaie est également un instrument d’échange (4) (5) de toutes les valeurs qu’elle mesure. C’est ici un point très important car l’échange est un rapport social rendu nécessaire par la division du travail. Le progrès des forces productives entraine l’augmentation de la division du travail et la multiplication des échanges. Il s’agit d’un processus mécanique. L’histoire de la monnaie se rapporte à l’histoire de la technique et des changements sociaux qu’elle détermine.

    C’est par sa fonction d’échange que la monnaie permet aux producteurs d’accéder aux biens et services dont ils ont besoin. La monnaie est donc un instrument de distribution de la production (6). Cette fonction distributive révèle en creux le caractère illusoire de toute aspiration à une totale autonomie (7).

    Enfin, c’est du fait qu’elle est un instrument d’échange que la monnaie est aussi, et simultanément, un instrument de rémunération des producteurs. C’est ainsi qu’un flux monétaire devient praticable. Ce flux est le reflet de la circulation des productions dans une société (8).

    Ces 4 fonctions ne suffisent pas pour faire de la monnaie cet instrument machiavélique que nous connaissons bien. Il s’agit au contraire de fonctions qui permettent à la monnaie d’accompagner l’évolution de la production. Cette monnaie ainsi conçue, sans fonction supplémentaire, correspond précisément à la monnaie matérialiste. Nous observons en effet que toute autre fonction de la monnaie est inutile et parasitaire.

    2 / Les fonctions parasitaires de la monnaie capitaliste :

    La monnaie est une réserve de valeur (9). Cette propriété est le fait d’une convention sociale : nous sommes d’accord pour accorder de la valeur à quelque bout de papier dûment estampillé. Il faut cependant signaler qu’il s’agit selon nous d’une fiction puisque nous affirmons que seul le travail produit de la valeur. En conséquence, aucun bien (10) ni aucune monnaie ne peut se présenter comme porteuse d’une quelconque valeur. La monnaie que nous concevons n’est que l’instrument de reconnaissance de la valeur produite par d’autres producteurs.

    C‘est à Marx que nous devons la révélation de la mystification de la monnaie capitaliste : c’est une monnaie qui se transforme en capital (11). Cette transformation est rendue possible par l’achat d’une marchandise particulière : la force de travail (12). Affirmer qu’il s’agit d’une fonction parasitaire est un euphémisme. Non seulement le capital n’est pas nécessaire, mais il est le premier vecteur d’exploitation des producteurs.

    Cette mystification de la monnaie capitaliste permet de la présenter comme condition sine qua non de toute la production. C’est en effet la totalité de la production qui désormais doit se soumettre à cette nouvelle fonction de la monnaie. Ainsi commuée en capital, elle est un moyen de financement de la production, et ce moyen est devenu incontournable. Nous en sommes donc réduits à faire le même constat : non seulement ce financement n’est pas nécessaire, mais il est totalitaire (13).

    Le caractère fallacieux de la nécessité du capital et du financement de la production mérite cependant quelques explications. Nous affirmons en effet qu’il s’agit d’une croyance car la production ne requiert que du travail (14). Nous observons que le capital n’a jamais rien produit, si ce n’est une religion universelle, sans aucun doute plus délétère que toutes les autres. Quelle que soit la production envisagée, nous n’avons besoin que de travailleurs, d’outils et de machines produits par des travailleurs et de matières premières acheminées par des travailleurs. Le capital et le financement ne sont d’aucune nécessité dans ce processus.

    L’essence religieuse de la monnaie ne parait au grand jour qu’au moment où elle devient une marchandise, LA marchandise, moyen d’accès à toutes les autres. C’est ici la forme ultime de la croyance : le fétichisme (15). Mais l’essentiel ne se joue pas dans les vitrines des magasins, il se joue plus sûrement aux guichets des banques, quand cette monnaie prend la fonction de financement de la production, sous forme de capital. C’est bien là qu’elle se vend avec taux d’intérêt.

    3 / (Manifeste) pour une monnaie matérialiste :

    Commençons par rappeler que l’échange est un rapport social et qu**’il n’existe pas de société sans échanges**, quelle qu’en soit la forme adoptée. Les sociétés dites « archaïques » réglaient la part majeure de leurs échanges sous la forme du potlatch et du don-contre-don, la grande violence de ces pratiques se trouvant recouverte par le récit mythique, la tradition et la croyance (16). Il convient donc de souligner que le caractère sacré de la monnaie capitaliste est la forme accomplie d’une pratique ancestrale. Nous en concluons que toute forme d’échange est potentiellement inégale et violente, y compris par l’entremise de la monnaie. Nous affirmons cependant que **la monnaie, si elle est l’expression de la violence sociale, est aussi un excellent outil de gestion de cette violence**. Son institution sous une forme adéquate doit pouvoir apaiser ce conflit.

    La croyance à l’oeuvre aujourd’hui provient du pouvoir totalitaire du capital en termes de financement de la production. Nous pensons que ce pouvoir est par essence capitaliste. Notre proposition consiste donc à supprimer ce principe de financement, quelle que soit la forme qu’il emprunte (17). Supprimer le financement de la production, c’est révéler son caractère parasitaire, et ainsi nous délivrer d’une illusion. Cette option radicale doit pouvoir prévenir tout maintien du « pied dans la porte », c’est-à-dire le retour des carrières de prêteurs.

    En conséquence, il convient de détourner le flux monétaire conventionnel pour instituer l’économie du salaire à vie (18). La création monétaire sera donc l’exacte mesure de la somme des salaires. Son flux connaitra sa première étape sur les comptes bancaires des producteurs. Le salaire à vie étant un droit politique, nous ne tiendrons aucun compte de la production effective de ces producteurs. Quelles que soient leurs situations relatives au travail, leurs salaires seront versés au début de chaque cycle. Le travail ainsi rétribué, le financement de la production n’aura plus aucun sens (19).

    Il s’agira donc d’une monnaie distributive, et seulement distributive. Elle aura pour seule action de répartir la production entre les producteurs. Sa transformation en capital ne sera plus possible. Nous aurons enfin supprimé le capital.

    Nous posons qu’une telle monnaie est une monnaie matérialiste. Libérée du fétichisme idéaliste (20), la croyance dont elle est l’objet peut enfin disparaître. Sa toute-puissance n’est plus qu’un mauvais rêve.

    Xavier Morin, Groupe « Economie du salaire à vie ».

    (1) Nous ne traitons ici que de la monnaie, mais toutes ces institutions s’articulent entre elles et interagissent les unes sur les autres.

    (2) Nous nous référons à la philosophie du matérialisme historique et dialectique fondée par Marx et Engels.

    (3) Toutes ces qualités sont également celles de la monnaie-cigarette utilisée massivement en Allemagne après la capitulation de mai 1945. La cartouche est divisible en paquets, eux-mêmes divisibles en cigarettes. Cette monnaie est également très mobile. Tout ceci forme la base d’une large acception en tant que monnaie, qu’on soit fumeur ou non-fumeur !

    (4) L’autre instrument d’échange possible est l’objet de la production lui-même. C’est alors la forme du troc dans lequel l’objet de l’échange est également son instrument. Mais le troc est concrètement impraticable, si ce n’est au cas par cas, de manière très marginale.

    (5) A cela s’ajoute sa grande mobilité : qu’elle se présente sous forme fiduciaire ou scripturale, la monnaie fluidifie tous nos échanges.

    (6) Cela concerne l’ensemble de la production reconnue socialement comme production de valeur. Il ne s’agit donc pas seulement de la production à prix, mais également de la production distribuée « gratuitement » par les services publics.

    (7) L’autonomie, bien souvent revendiquée par nos camarades libertaires, est l’une des grandes aspirations de l’autogestion économique et politique. Nous pensons au contraire que l’hétéronomie, si elle est démocratique, et seulement si elle remplit cette condition, est la base nécessaire à la constitution d’une société. Cela signifie qu’une société constituée d’individus autonomes est un non-sens. Toute société se fonde nécessairement sur l’interdépendance de ses individus.

    (8) Le flux monétaire est le chemin qu’emprunte la monnaie depuis sa création jusqu’à sa destruction. L’étape décisive de ce flux concerne son premier mouvement, orienté ou non vers les producteurs. Nous affirmons que ce premier mouvement de la monnaie doit rémunérer les producteurs avant même le commencement de la production.

    (9) Cette convention pose bien souvent problème dans l’élaboration de certains modèles alternatifs de création-destruction monétaire. La réponse apportée consiste alors à transformer la monnaie en « monnaie fondante ». C’est ainsi que la « réserve de valeur » s’amenuise peu à peu.

    (10) La fonction de « réserve de valeur » concerne également les biens. Le fait qu’un bien puisse être revendu sans que du travail y soit de nouveau intégré est selon nous à prohiber. C’est une forme d’exploitation du travail d’autrui.

    (11) Ces analyses se trouvent bien sûr dans Le capital, mais aussi dans Contribution à la critique de l’économie politique. Marx y fait notamment la grande découverte de la plus-value et de ses mécanismes.

    (12) Le seul processus de l’épargne n’y suffirait pas. C’est l’achat de la force de travail en tant que marchandise qui seul enclenche un effet de levier suffisant pour donner au capital la puissance nécessaire à la domination de toute la production.

    (13) Et rappelons que ce pouvoir appartient à des organismes privés.

    (14) Ce point est à relier aux théories de la valeur. Nous affirmons que seul le travail produit de la valeur et réfutons les théories néo-classiques sur la notion de rareté. Nous ne voulons pas éluder le problème de la rareté, mais considérons que cette question est d’une autre nature.

    (15) Marchandise de toutes les marchandises, fétiche de tous les fétiches, la monnaie capitaliste est à l’image du dieu des religions monothéistes.

    (16) A ce sujet, nous conseillons la lecture de M. Mauss, notamment Essai sur le don.

    (17) Dans le mode de production capitaliste, le cycle profit-crédit finance la production. Ce processus est judicieusement contesté par le cycle cotisation-subvention puisqu’il évite tout recours à l’endettement. Nous contestons cependant ces 2 modes de financement du fait même qu’ils affirment la nécessité du financement. Le cycle cotisation-subvention est l’outil nécessaire pour sortir du capitalisme, mais il n’est plus nécessaire une fois institué le salaire à vie.

    (18) Nous ne parlons ici que du flux monétaire, mais c’est bien sûr le mode de création monétaire dans son ensemble que nous voulons changer.

    (19) La totalité de la production ne nécessite que du travail, y compris les productions intermédiaires et d’investissement. Tous les salaires étant déjà versés en début de cycle, le financement n’a plus de raison d’être.

    (20) L’idéalisme philosophique conçoit le monde réel en tant que production de l’esprit. C’est une vision renversée de la réalité.

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