Note sur la versatilité des institutions

22/04/2022     AURÉLIEN CATIN

    Note sur la versatilité des institutions

    À Réseau Salariat comme dans d’autres orgas du mouvement social, nous transpirons des litres en observant la rapidité des réformes néolibérales qui dénaturent la Sécurité sociale et qui tendent à détruire le « déjà-là communiste » qu’elle incarne.

    En altérant la notion de salaire journalier de référence, la réforme de l’assurance chômage a considérablement affaibli le principe de poursuite du salaire entre deux emplois. Dans la même veine, le projet de réforme des retraites de 2019 entendait remplacer le droit à la continuation du meilleur salaire pour les retraité·es par un revenu différé fondé sur une accumulation de points dans des comptes individuels.

    Ces brusques évolutions nous mettent en difficulté parce qu’elles semblent invalider nos démonstrations fondées sur l’existant et sur notre expérience sensible avec des institutions et des droits actuels. Ces changements ne sont pas anodins – ne serait-ce que parce qu’ils ont de lourdes conséquences sur le quotidien de millions d’entre nous – mais ils ne changent rien à notre défense du salaire à vie. D’une part parce que la construction d’un statut d’égalité entre les personnes dans le domaine économique est un objectif valable et compréhensible quel que soit le contexte institutionnel (c’est bien le « statut politique du producteur » qui est à la racine de la notion de salaire à la qualification personnelle), d’autre part parce qu’en raison d’un truc qu’on appelle la lutte de classes, les grandes fonctions collectives sont épisodiquement investies par des projets politiques antagonistes. La Sécurité sociale ne date pas de 46. C’est une vieille institution qui a servi des desseins très différents. Elle a été un moyen de responsabilisation des pauvres par la bourgeoisie, mais elle a aussi arraché une partie du salaire des mains des employeurs pour l’affecter selon des critères non capitalistes.

    Bernard Friot raconte que le mouvement communiste en France a subverti une protection sociale qui était déjà « pléthorique » avant la Seconde Guerre mondiale. Les Assurances sociales de 1930 préfiguraient la Sécu, or elles n’avaient rien de follement progressiste. Elles fonctionnaient par capitalisation pour la vieillesse et par répartition pour la maladie, la maternité et le décès. En 1941, le régime de Vichy constate l’inefficacité de la capitalisation et impose la répartition pour le risque vieillesse. Cette protection sociale mime l’épargne : elle laisse entendre que les travailleur·ses mettent de côté une partie de leur salaire sous forme de cotisations pour s’en servir entre deux périodes d’emploi (maladie, maternité, etc.) ou après l’emploi (retraite).

    En 1946, l’administration de Croizat1 et les militant·es de la CGT chargé·es de monter les caisses du régime général vont utiliser cette infrastructure globalement bourgeoise pour changer la finalité de la répartition : les allocations familiales, les congés maladie, la retraite, etc., ne seront plus des revenus différés, mais du salaire hors de l’emploi ébauchant une forme de permanence du statut de travailleur·se.

    On peut donc retourner une institution, y compris l’outil de la répartition qui n’a rien de bon en soi, pour la mettre au service de projets politiques opposés. Nous devons garder cette analyse en tête et ne pas prendre les réformes libérales pour des catastrophes irréversibles.

    Un autre exemple nous est donné par Thomas Piketty dans un entretien pour la Revue de la régulation2. Il s’agit cette fois d’une subversion sociale-démocrate de l’appareil d’État (eh oui, c’est Piketty), et non d’une subversion communiste de la Sécurité sociale.

    On a tou·tes en tête l’image d’une Suède égalitaire, modèle de citoyenneté paisible et de bonne redistribution des ressources. C’était en effet la situation du pays à la fin du XXᵉ siècle. Thomas Piketty nous apprend pourtant que le système suédois des années 1865-1911 était « hyper-propriétariste », ce qui signifie que les possédants avaient beaucoup plus de droits politiques que les travailleur·ses. L’économiste parle même de « cas le plus pur d’une société de propriétaires ». C’est chaud, non ? J’aurais jamais pensé ça des Suédois·es.

    Mais bon sang, comment est-on passé d’un système profondément injuste à une société réputée pour son égalitarisme ? Tout simplement en utilisant de vieux outils au service d’un projet politique alternatif.

    À ce stade, je suppose que les foucaldien·nes première année sont en apnée. Mais Friot n’a pas tort : la contradiction est une grille d’analyse beaucoup plus intéressante (plus politique, moins morale) que la domination. Ce n’est pas grave car Foucault a d’autres qualités, son humour par exemple (en effet, c’est très drôle de se rapprocher de la CFDT au moment où elle amorce sa conversion libérale).

    Reprenons : la Suède de 1865 à 1911 applique une logique censitaire hardcore. Les propriétaires (économiques, fonciers, etc.) les plus puissants ont jusqu’à cent droits de vote, ce qui est bien plus radical que dans la France du suffrage censitaire de la période 1815-1848. Pour le dire en des termes populistes, les riches ont un pouvoir énorme, exorbitant.

    Au début du XXᵉ siècle, le mouvement socialiste suédois commence à se structurer autour du Sveriges Socialdemokratiska Arbetareparti (SAP). Le SAP bénéficie de décennies d’action syndicale (c’est comme ça, les syndicats sont le moteur de la lutte de classes) et prend le pouvoir en 1932. Il va alors utiliser [écoutez bien, les gens] les registres de propriété qui servaient à distribuer des droits de vote aux propriétaires pour collecter des impôts bien vénères et financer un accès égalitaire à l’éducation et à la santé. L’arroseur arrosé ! Et Piketty de conclure : « Une même capacité étatique et administrative peut être mise au service de projets politiques très différents. »

    Eh oui, Thomas, bien vu. Pareil pour la Sécu, ce truc que tu ne distingues pas vraiment de l’État-providence, tout social-démocrate que tu es ! J’ajouterai donc qu’une même fonction collective peut être assurée par l’État ou par les travailleur·ses eux-mêmes, et ça c’est beau.

    Bref, comme le disait le féroce pape anticommuniste Jean-Paul II, n’ayez pas peur, car quoi qu’il advienne de la Sécu, nous saurons trouver la sortie, et sans tarder.


    Notes


    1. Ministre du Travail et de la Sécurité sociale (PCF). ↩︎

    2. « Pour une économie politique et historique : autour de Capital et Idéologie. Entretien avec Thomas Piketty, conduit par Agnès Labrousse, Matthieu Montalban et Nicolas Da Silva », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, nᵒ 28 (11 décembre 2020). https://doi.org/10.4000/regulation.18316↩︎