De la condition initiale du prolétariat en France
Notes sur Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie de Louis René Villermé
Ce livre1 est le compte-rendu d’une enquête commandée par l’Académie des sciences morales, enquête effectuée du printemps 1835 à l’été 1837 et publiée en 1840.
Louis René Villermé, médecin de profession, nous livre un témoignage précieux sur l’essor des manufactures au début du 19ᵉ siècle dans une quinzaine de villes en France. Son regard est celui d’un bourgeois de son temps, pénétré d’un mépris de classe affligeant, mais aussi d’une mauvaise conscience qui portera ses fruits. En effet, son enquête contribuera au vote d’une loi sur le travail des enfants promulguée le 21 mars 1841. Cette loi interdira le travail des enfants de moins de huit ans dans les entreprises de plus de 20 salariés.
L’ouvrage nous intéresse sur de nombreux points, à commencer par son caractère précurseur de l’enquête sociologique. Cette enquête concerne l’ensemble des conditions de vie des ouvriers, au-delà du seul domaine du travail. Nous y abordons également les problèmes de santé, d’hygiène et de logement, le tout sous forme d’observations et de relevés statistiques.
Concernant le monde du travail, le champ de cette enquête se limite à celui de l’industrie du textile. Cette branche d’activité est le fer de lance du capitalisme triomphant, même si la France accuse un certain retard sur l’Angleterre. À ce propos, l’ouvrage de Friedrich Engels intitulé Situation de la classe ouvrière en Angleterre, qui date de la même époque, offre une possible lecture en surplomb de l’ouvrage de L. R. Villermé, non seulement en raison de son approche matérialiste, mais également du fait de l’avance historique de l’Angleterre sur la France.
L’auteur nous présente d’abord le travail concret des ouvriers par la description précise de chaque métier. Nous pouvons alors constater les effets de la division du travail dans l’industrie naissante, c’est-à-dire des formes de taylorisme avant la lettre. Nous remarquons cependant que la casse du métier n’en est qu’à ses débuts car Villermé nous décrit également des ouvriers qui travaillent chez eux, sous la forme juridique du contrat de louage d’ouvrage, dans une forme de division du travail encore conforme à celle de l’Ancien régime. Nous suivons donc parallèlement les deux formes à l’œuvre, celle du travailleur des manufactures, dont le salaire correspond à son temps de travail ou à sa productivité (travail à la pièce), et celle du travailleur isolé, payé uniquement à la pièce. Dans les deux cas, l’auteur tente de restituer au plus près les conditions de travail et de rémunération des travailleurs.
Une autre qualité de l’ouvrage de Villermé est sa présentation des grilles de salaires par distinction entre les hommes, les femmes et les enfants. Cette distinction semble consciemment assumée par la classe bourgeoise, et donc largement partagée par la classe ouvrière. Qu’une femme soit moitié moins rémunérée qu’un homme est perçu comme allant de soi. De même pour des enfants de six ans, pour moitié moins encore. Ainsi la classe dominée est-elle fortement divisée : par l’âge, le genre, le statut et le poste de travail.
Un autre aspect de l’ouvrage est le paternalisme omniprésent, sous couvert de morale et de religion. Nous en connaissons le versant socialiste chez Godin en France ou Owen en Angleterre. Le fond de l’affaire est bien entendu la légitimation du pouvoir de la bourgeoisie, ce qui se traduit par le mépris de classe et le déni. Si les ouvriers sont sales, grossiers, ignares et dépravés, c’est un fait de nature : « Ils ne sont misérables que par leur faute ». Ils sont dès lors porteurs d’un livret de travail, sorte de passeport ou carnet de notes à présenter pour obtenir du travail, « bon système de police qui régit aujourd’hui nos manufactures ».
Dans son ouvrage cité plus haut, F. Engels observe un cycle de crises d’une durée de cinq ans. Villermé fait le même constat et en tire des conclusions moins développées mais de même teneur : ces crises sont dues aux phénomènes de concurrence et de concentration. Mais quand Engels y voit des contradictions propres au capitalisme, qu’il convient donc de dépasser, Villermé n’y perçoit qu’une fatalité dont il faut bien s’accommoder. L’effet délétère de ces crises est alors le chômage et la misère pour la classe ouvrière. Durant ces terribles périodes, d’une durée d’un ou deux ans, seuls ceux qui ont encore un lopin de terre à la campagne ne sombrent pas dans la survie. Pour les autres, c’est le vol, la prostitution et la mendicité. Ceci nous rappelle que le chômage est inhérent au mode de production capitaliste puisqu’il élimine tant qu’il le peut le travail vivant. L’auteur ne le conteste pas. Il compatit au sort des ouvriers, mais aussi à la mauvaise fortune des grands industriels qui font faillite. C’est donc le sentiment de la fatalité qui prédomine encore.
Enfin, nous percevons tout de même quelques lueurs d’espoir dans ce Tableau de Villermé. Ces lueurs se signalent ici et là, encore fragiles mais bien présentes. Elles prennent la forme de caisses de prévoyance ou de secours mutuels alimentées par des retenues sur les salaires ou des cotisations pour subvenir aux aléas de la maladie ou de la vieillesse. Ces caisses sont bien souvent gérées par les propriétaires, mais également par les ouvriers. Nous sommes donc en présence de la révolution à son état embryonnaire. Il s’agira de refuser la charité et de gérer nous-mêmes ces caisses.
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Ouvrage en 2 volumes, disponibles sur Gallica. Tome 1 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6503b.pdf. Tome 2 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6504n. ↩︎