Une chose commune, pour une Sécurité Sociale de la mort
Table des matières
I - Le marché de la mort
1 - Les endeuillés captifs des prix
2 - Un système libéral inégalitaire
3- Sous pression(s) : la double peine des agents
4 - Omerta funéraire et inconséquence politico-médiatique
5 - Prévoyance
6 - Innovations capitalistes
7 - Des aspirations à se passer du capitalisme funéraire
II - Une Sécurité Sociale funéraire
1 - Se libérer des prix, en se basant sur ce qui existe déjà
2 - Res extra commercium
3 - Un salaire à la qualification des agents funéraires conventionnés
4 - Une souveraineté accrue des agents sur leur outil de travail
5 - Cotiser pour une prévoyance socialisée
6 - Une innovation émancipée du marché
7 - Le tiers citoyen, rendre la mort à tous
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Une chose commune
Pour une Sécurité Sociale de la mort
“Il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors du marché.” M. Emmanuel Macron, 12 mars 2020
La mort est notre horizon commun, parce que nos proches et nous, mourrons tous un jour. Pourtant, c’est un aspect de notre existence auquel nous aimerions bien ne pas trop penser. Ainsi, la question funéraire demeure largement méconnue du grand public.
On paierait n’importe quoi pour assurer une sépulture et une cérémonie dignes à un proche : regarder à la dépense et chercher le bon rapport qualité/prix est jugé indécent. Nous nous proposons pourtant de nous prêter à cet exercice.
À la fin d’un documentaire de 2013 pour M6,(1) il est déclaré que “durant sa vie, un Français ne franchit en moyenne que trois fois la porte d’une boutique funéraire”. Deux fois au cours de sa vie, pour ses parents par exemple, la troisième, en tant que défunt. Événement exceptionnel dans une vie, le passage aux pompes funèbres est universel, plus que le recours à n’importe quel autre service. Le questionnement sur son fonctionnement économique est donc tout à fait légitime.
Quel est le coût d’un enterrement ? Paie-t-on plus cher qu’il y a dix ou vingt ans ? Quel est le chiffre d’affaires du marché funéraire ? Une conception éthique de la mort peut-elle coexister avec les politiques des grandes entreprises du secteur ?
N’importe quel opérateur de pompes funèbres est intrinsèquement guidé par la recherche de rentabilité, non à cause de mauvaises intentions mais parce que tout le secteur est bloqué dans un modèle concurrentiel. Vulnérable, on ne paie pas seulement l’enterrement de ses proches, on est aussi poussé à anticiper sa propre mort via des “contrats prévoyance” consistant à payer pour ses obsèques tout au long de sa vie. Il s’agit de ne pas être un poids pour sa famille et de se libérer l’esprit pour pouvoir penser à autre chose. Nous sommes ainsi réduits à la condition de clients captifs.
Et si nous prenions une nouvelle direction ? 53% des Français pensent que les pompes funèbres devraient être un service public sans but lucratif, d’après un sondage(2). Nous pourrions établir ensemble notre souveraineté funéraire en sortant le secteur du marché. Ainsi, nous pourrions assurer à chacun une sécurité sociale de la mort face à la perspective de ses obsèques et de celles de ses proches. Nous avons identifié 7 grandes problématiques du secteur funéraire actuel. Nous y répondons par 7 propositions, basées sur des initiatives existantes à étendre et à généraliser.
I- Le marché de la mort
1 - Les endeuillés captifs des prix
Le prix des obsèques est élevé : 3815 € pour une inhumation et 3986 € pour une crémation en moyenne (3). Est-il juste ? D’après un rapport de la Cour des Comptes publié en 2019, 66% des devis pour l’organisation d’obsèques comportent des irrégularités graves. On estime la marge de rentabilité réalisée sur chaque enterrement à 20 % chez les leaders du secteur(4), comme les Pompes Funèbres Générales (PFG-OGF), ou le groupe Funecap. Selon UFC-Que-Choisir (Union Fédérale des Consommateurs), entre 2014 et 2019, le coût moyen d’une inhumation a augmenté 3,6 fois plus rapidement que les autres biens de consommation. Celui d’une crémation, 2,6 fois plus vite. De plus, il y a des écarts de prix spectaculaires pour les mêmes prestations selon les devis : les démarches administratives coûtent de 59 € à 840 € et les frais liés au crématorium vont de 297 € à 1185 €. Cette situation est connue publiquement. Le Conseil National des Opérations Funéraires (CNOF), composé d’acteurs variés du secteur - familles, professionnels, collectivités, État - publie régulièrement des rapports décrivant cette déconnexion entre les prix des pompes funèbres et l’inflation qui touche tous les foyers français. Pour autant, il ne propose pas de solution pour y remédier.
Pourquoi les endeuillés ne réagissent-ils pas face à de tels prix ? Pour le savoir, il faut s’intéresser à leur condition, différente de celle de clients d’autres secteurs, décrite par la sociologue Pascale Trompette. En effet, l’arrivée sur le marché funéraire est imprévue, douloureuse, et contrainte - 6 jours maximum entre le décès et l’enterrement en France, ce qui est culturel : les Suédois ont par exemple moins d’attachement matériel au corps, laissant le corps sans sépulture parfois jusqu’à un mois avant les obsèques. Au moment où le deuil commence, les clients sont désorientés et leur consentement est obscurci. Ils délèguent une partie de leurs décisions et se laissent guider. Par exemple, on peut s’intéresser au cas des décès en structures de santé. Aujourd’hui, 73% des décès ont lieu dans un établissement de santé (EHPAD ou hôpitaux). Il existe des chambres mortuaires, gratuites, obligatoires pour les structures de santé qui atteignent 200 décès par an minimum. Mais leur gestion est parfois déléguée à une entreprise funéraire privée. Dans ce cas de figure, lorsque les défunts sont amenés en chambre, les familles deviennent captives de la société de pompes funèbres gestionnaire du lieu : les proches s’adressent logiquement à celle-ci pour l’organisation de l’entièreté des obsèques. Pour les endeuillés, la liberté de choisir son opérateur funéraire reste donc théorique. Cette opacité entre chambres mortuaires publiques et déléguées au privé est volontairement entretenue par les professionnels du secteur. Pressés par le temps, captés au sein d’un cadre contraint et inconnu, les familles ne maîtrisent pas l’environnement dans lequel elles évoluent. Elles se retrouvent coincées sur ce que Mme Pascale Trompette appelle un “sentier de dépendance” : la mainmise des entreprises est totale, amenant à une confusion entre public et privé.
Ce n’est pas tout, en important une innovation des États-Unis, l’entreprise des PFG-OGF a initié à proximité des hôpitaux français le principe des chambres funéraires, payantes, pour accueillir les morts avant les obsèques. Ils deviennent le seul recours pour les petites structures ne disposant pas de chambre mortuaire. Au problème de la captation s’ajoute un coût supplémentaire pour ceux qui ne sont pas morts dans un structure disposant d’une chambre mortuaire.
2 - Un système libéral inégalitaire
Les inégalités sociales aggravent cette vulnérabilité. Familles riches et pauvres habitent les mêmes cimetières, sans que cela ne les rapproche : tous les mécanismes de distinction sociale se reproduisent ici. Il faut être prêt, pour les plus modestes, à hisser leur proche décédé au-dessus de sa classe sociale pour ne pas faire pâle figure : les conventions impliquent un sacrifice financier. La tombe constitue un bien positionnel. Le cimetière est le lieu d’une comparaison entre familles, de manière très ostentatoire au vu de l’aspect monumental de certaines sépultures. Ces inégalités post-mortem ont ainsi été constatées par la juriste Mme Lisa Carayon entre les différents cimetières de la région parisienne. À l’origine de ces mécanismes, on trouve la nature même du rite funéraire. En effet, la cérémonie, l’entretien de la concession et les décorations qui vont avec matérialisent l’amour et le respect portés au défunt. Tout ceci a un prix, ce qui fait partie du rituel, la valeur de l’objet renvoyant à celle de l’amour porté à l’être aimé. Encore faut-il avoir les moyens.
Une solution pour les familles modestes pourrait être de se tourner vers des pompes funèbres plus abordables. Après tout, l’argument pour l’ouverture du marché funéraire à la concurrence est la liberté du consommateur, même le moins aisé. Cependant, les entreprises à prix discount profitent de la vulnérabilité des familles, puisque leurs tarifs s’alignent sur ceux des opérateurs plus chers. L’entreprise Roc Eclerc n’a ainsi jamais hésité à se montrer brutale et à utiliser une communication agressive, par exemple avec des promotions limitées dans le temps, ce qui tendrait à faire de la mort un poste de consommation ordinaire(5). C’est à se demander s’il faut attendre les soldes de la Toussaint pour mourir. Bien souvent, confrontés à un boulevard d’options difficiles à refuser - les fleurs, la prestation d’un maître de cérémonie, la thanatopraxie, - la note finit inévitablement par enfler pour les plus modestes, “low cost” ou non. Cette situation empire depuis les années 1990, moment décisif de la libéralisation, qui fut notamment impulsée par l’inventeur des pompes funèbres discount en France, M. Michel Leclerc.
Depuis le début du XXème siècle, l’entreprise des Pompes Funèbres Générales (PFG-OGF) occupait une position dominante adossée sur une délégation de service public, obtenue en traitant avec les communes, elles-mêmes mandatées par l’État pour la gestion des obsèques. Dans les années 1980, de nombreux entrepreneurs contestent l’emprise des PFG, et veulent leur part du gâteau. A la tête de ceux-ci on trouve M. Michel Leclerc, fondateur de Roc-Eclerc. Frère du patron de la chaîne de magasins de grande distribution Leclerc, il décide de s’implanter dans ce secteur en fédérant des entrepreneurs indépendants agacés du monopole séculaire des PFG sur le marché des appels d’offres des communes. Il lance ainsi le “low cost” avec le concept de supermarchés du funéraire, aux titres et slogans à la fois accrocheurs et douteux : “Funérama”, “parce que la vie est déjà assez chère”… Il organise des enterrements en semi illégalité et lance un véritable lobbying auprès des politiques et de l’opinion publique pour briser ce qu’il appelle, et bientôt avec lui médias et concurrents, le “monopole des PFG”.
M. Michel Leclerc parvient finalement, grâce à son réseau atteignant à ses dires jusqu’à l’Élysée, à ce qu’une loi acte la fin de la gestion communale. Désormais, c’est à l’endeuillé devenu consommateur de choisir son opérateur parmi un catalogue de prestataires. La loi Sueur de 1993, du nom du sénateur socialiste qui l’a initiée, ouvre ainsi le secteur funéraire à la concurrence en mettant fin à ce que leurs rivaux appellent le “monopole des PFG”. L’objectif de la loi est clair : faire baisser mécaniquement les prix par le jeu du marché. Pourtant, depuis 28 ans, l’inverse s’est produit : jamais nos obsèques n’ont coûté aussi cher.
Aujourd’hui, les PFG n’ont plus le quasi monopole des régies communales, et n’effectuent plus la moitié des funérailles à elles seules, mais représentent tout de même encore 25%6 du chiffre d’affaires total du marché funéraire. Ceci dit, l’augmentation des prix due à la libéralisation ne met pas leurs jours en danger, et ils restent de très loin le premier groupe du secteur. Un siècle de domination a laissé des traces. L’omniprésence des PFG partout en France contribue à donner à l’entreprise des airs de service public, savamment entretenus par la création d’un numéro “urgence décès”, le 30 12, déguisé habilement en numéro vert.
Le réel gagnant de l’ouverture à la concurrence reste le groupe Funecap, qui possède Roc Eclerc depuis les années 2010, et qui pèse aujourd’hui 10% du marché. Funecap est un système complexe d’entreprises offrant des prestations aux tarifs très étalés : attirés par un prix d’appel compétitif, les clients peuvent se diriger vers e-funéraire Pascal Leclerc, l’entreprise discount du groupe. Si la prestation, très rudimentaire, ne leur convient pas, ils sont redirigés vers une entreprise aux services plus coûteux de Funecap, comme Roc-Eclerc, qui a depuis mis de côté sa politique discount. La loi Sueur a largement avantagé les poids lourds du secteur. Les entreprises indépendantes se partagent le reste : certains tentent de s’unir dans des structures en réseau, par exemple, l’Union Diffusion Information Funéraire Européenne (UDIFE) ou des franchises telles Pompes Funèbres de France, et représentent 15% du chiffre d’affaires total, les indépendants non-affiliés 35% et les pompes funèbres publiques, 16% bien que la proportion soit variable (7). Pour Pascale Trompette, il faut prendre en compte l’importance des indépendants dans le nombre d’enterrements. Si le chiffre d’affaires des PFG ou de Funecap est écrasant, les indépendants font largement leur part en termes de nombre d’obsèques.
En y regardant de plus près, la loi Sueur pourrait présenter un problème constitutionnel. Le préambule de la Constitution de 1946 précise, dans son article 9, que “tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité.” Le choix d’une libéralisation pour briser le monopole(8) de fait sur la gestion des régies communales des PFG, et non d’une nationalisation par exemple, est littéralement contradictoire avec le sens de cet article. Ce préambule issu du Conseil National de la Résistance, n’est pourtant pas une somme de proverbes philosophiques à caractère décoratif. Il est reconnu comme faisant partie du bloc de constitutionnalité, c’est-à-dire de l’ensemble des textes qu’une loi française doit respecter pour être acceptée, depuis 1972.
Si la concurrence a fait augmenter les prix et a fait naître une marchandisation des obsèques, peut-être a-t-elle aussi créé un effet vertueux en termes de qualité de la prestation ? Malheureusement, les dysfonctionnements récents sont nombreux et contribuent à interroger la logique marchande appliquée au secteur funéraire.
Il existe pourtant des fédérations portant un but plus politique que commercial, telles l’Union du Pôle Funéraire Public ou la Fédération Française des Pompes Funèbres, qui essaient tant bien que mal d’affirmer leur mode de fonctionnement alternatif. Elles sont la preuve qu’il existe des acteurs du secteur prêts à défendre une autre vision des obsèques que celle des groupes tentaculaires dominants.
3 - Sous pression(s) : la double peine des agents
Le 24 avril 2021, M. Jonathan, un ex-employé de Roc-Eclerc à Mérignac en Gironde, a pris la parole publiquement dans différents médias, le quotidien Le Parisien, puis le média Web Konbini, avec un succès médiatique important, tout en dissimulant sa véritable identité. Pendant deux ans, de 2018 à 2020, il a travaillé à la préparation des corps en vue de l’inhumation ou de la crémation. Son témoignage, à considérer évidemment avec prudence, dénonce des pratiques insupportables qu’il dit avoir effectuées ou observées : des corps inversés au crématorium, des os brisés pour faire rentrer les cadavres dans des cercueils trop petits, des pommes de pin utilisées pour remplacer les restes d’un défunt manquant. Sa prise de parole entraîne celles, anonymes, de certains de ses collègues, qui confirment sa version et même soulignent l’ampleur des dysfonctionnements. Jonathan a été licencié du groupe Funecap et une enquête a été ouverte par le parquet de Bordeaux. Il a également assigné aux Prud’hommes l’agence de Mérignac où il travaillait.
Nous allons ici insister sur une distinction importante : il y a, dans le métier d’agent funéraire, des aléas inhérents au contact avec les corps, et des aléas dus aux logiques de rendement du marché, qui touchent même les entreprises publiques ou semi-publiques dans des logiques d’austérité. Certaines altérations des corps sont en partie inévitables dans ce métier très difficile, où les dépouilles sont soumises à des lois physiques - décomposition, gangrène gazeuse(9)… Or, l’agent soumet le défunt au regard des familles. Dans ces cas-là, si un corps, d’une manière où d’une autre n’est plus présentable, dissimuler l’aspect dérangeant de la mort fait même partie de son travail. Nous consentons à déléguer aux agents funéraires le traitement du cadavre de nos proches, pour éviter d’entendre leurs râles post mortem, et de voir leur dégradation dans sa réalité la plus crue. Face à la responsabilité que nous confions aux travailleurs des pompes funèbres, nous devons accepter leur faillibilité. Il y a toujours eu des erreurs ou des accidents, inévitables, et il y en aura encore. Mais lorsque le secteur funéraire se fixe des objectifs de rentabilité, il génère alors des dérives, celles-là inacceptables.
Les exigences de rendement importantes amènent en effet à des cadences de travail infernales, qui ne permettent pas de prendre le temps de réaliser un travail digne et respectueux. Les mises en bière à la chaîne et les rythmes trop intenses sont incompatibles avec l’exercice d’un métier du soin. Les travailleurs du funéraire s’épuisent physiquement et psychologiquement. Lancées dans une logique de profit, les entreprises de pompes funèbres publiques comme privées rognent sur la qualité de la prestation. Dans la précipitation et la contrainte d’obéir aux supérieurs, les employés en arrivent à des extrémités telles que mutiler les corps ou mentir aux familles. Il ne s’agit plus seulement d’édulcorer l’image de la mort pour les familles, mais de la falsifier. D’ailleurs, si ces bavures sont découvertes, les proches peuvent être indemnisés par l’entreprise, le but étant de passer sous silence les événements.
L’affaire du Roc-Eclerc de Mérignac pourrait être un fait divers : mais une association indépendante des grands groupes du funéraire dresse des constats similaires, comme l’Association Française d’Information Funéraire (AFIF), qui estime que quatre entreprises sur cinq commettraient de tels délits. De plus, le succès de ce moment médiatique montre l’intérêt populaire sur la question : Le Parisien a annoncé que l’article constituait son pic de lecture pour le mois d’avril 2021. Plusieurs familles ayant subi des traumatismes analogues ont contacté la journaliste pour la remercier de son enquête et lui faire part de leurs mauvaises expériences.
4 - Omerta funéraire et inconséquence politico-médiatique
Le secteur funéraire ne se remet pas encore beaucoup en question malgré les scandales. C’est parce que peu de monde, chez les consommateurs comme chez les agents, n’accepte de parler et de dénoncer certaines pratiques. Il faut travailler à la transparence du secteur et intégrer les citoyens pour contrôler les éventuels abus.
Aujourd’hui, par un consensus tacite, la population préfère détourner le regard du monde funéraire, tout en s’offusquant quand un scandale éclate. Quant aux professionnels, il existe une tendance à cacher ce qui peut gêner l’opinion, et attiser une dégradation de leur réputation déjà entachée par une image injustement dégradante. Or, en ne disant rien, nous nous rendons à la fois complices et victimes.
On peut expliquer l’omerta par le quotidien difficile des professionnels, unis dans le silence face à la presse et aux citoyens déconnectés. Mais, ironie du sort, les actionnaires des grands groupes, principaux bénéficiaires des cadences intenses, ne se confrontent guère plus aux réalités du secteur funéraire que le reste de la population. Ainsi, le groupe Funecap est la propriété de MM Xavier Thoumieux et Thierry Gisserot, énarques et anciens employés du ministère des Finances. Les PFG appartiennent à un fonds de pension canadien.
Justifier le silence propre à ce secteur par l’argument corporatiste a donc ses limites : les agents du funéraire n’ont pas tant à redouter la transparence que les actionnaires distants qui les pressurisent. De même, le seul véritable point de convergence entre grosses et petites entreprises du funéraire est la dénonciation de la méconnaissance des clients et des médias. Mais ce trait d’union est aussi illusoire que dangereux. L’existence de syndicats d’indépendants et de salariés est la preuve que ce secteur est, comme tout autre, traversé par des conflits d’intérêts profonds. Les entreprises familiales sont mises en péril par l’expansion illimitée des gros actionnaires. Le silence avantage toujours les plus puissants.
Il faut dire que l’attitude désobligeante des médias et du monde politique joue pour beaucoup dans le raidissement du secteur funéraire vis-à-vis de l’extérieur. Lors de l’épidémie de Covid-19, le monde du funéraire s’est retrouvé encore une fois confronté à une surexposition médiatique, avec l’affaire de la morgue de Rungis. Du fait de la mortalité élevée, une halle funéraire temporaire avait été mise en place; l’opération avait été confiée aux PFG. Le stockage d’un cercueil dans cette chambre funéraire de fortune, et la possibilité donnée aux familles de venir se recueillir, avaient été facturés jusqu’à plusieurs centaines d’euros. L’explosion de la polémique poussa les PFG à réagir et à finalement prendre à leur charge les dépenses. Mais cette occasion permit à l’AFIF ou à des fédérations d’indépendants de dénoncer à nouveau les pratiques des leaders du marché.
L’intervention du gouvernement fut superficielle. Une prise de parole du ministre de l’Intérieur d’alors, M Christophe Castaner, relayée par les médias, se contenta de dénoncer ce type de pratiques en temps d’épidémie. En revanche, le gouvernement n’annonça aucune enquête particulière sur le monde funéraire suite à l’affaire. M. Éric Ciotti, député Les Républicains, s’indigna, de même que la France Insoumise, qui déposa un projet de loi pour la gratuité des obsèques en temps de COVID, rejeté par l’assemblée. Mais les tarifs n’étaient en soi pas plus élevés à Rungis que dans un funérarium classique des PFG. La classe politique ne s’est-elle mobilisée sur la marchandisation de la mort, que parce que le contexte d’épidémie donnait à l’affaire un aspect sordide et médiatique supplémentaire ? Pourtant, les affaires liées au confinement n’ont pas manqué, au-delà de Rungis. Un employé du syndicat SUD OGF a pris la parole pour dénoncer les pratiques du groupe PFG-OGF, telles que le manque de matériel de protection ou l’incitation malsaine à maximiser la rentabilité en temps de pandémie en proposant aux clients des obsèques payables en 3 fois sans frais : ce syndicaliste a été menacé par le groupe et sommé par voie d’huissier de ne plus s’exprimer publiquement sur un quelconque dysfonctionnement de l’entreprise durant la pandémie. Mais peu de médias(10) se sont intéressés à la violence subie par cet agent, plus intéressés par le point de vue des clients dans des affaires comme celle de la halle funéraire : les pressions patronales sont restées hors des radars journalistiques.
De même, le journaliste spécialisé et agent funéraire Guillaume Bailly s’insurge régulièrement dans les colonnes de son site web Funéraire-actualités de l’attitude générale des médias vis-à-vis des pompes funèbres, qui ne s’y intéressent guère qu’à la Toussaint ou pour monter en épingle des affaires spectaculaires. Il faut sortir le monde funéraire de la rubrique des faits divers, sans quoi aucune réforme de fond n’est possible.
5 - Prévoyance
“ Notre mort ne nous appartient pas complètement, pas plus que notre corps après la mort. Je ne fais pas seulement référence ici aux temps et conditions dans lesquels la mort survient, mais à une idée plus fondamentale et difficilement audible dans nos sociétés contemporaines qui font du respect des volontés du disparu, la priorité suprême. […] Les rites du deuil sont là pour accompagner les disparus, mais plus encore pour accompagner ceux qui restent. Le rituel doit leur permettre de traverser une épreuve, celle de la survie, qui par définition n’est pas entre les mains du mort.”
Vivre avec nos morts, Delphine Horvilleur, 2021
Ce que relève ici la rabbin Delphine Horvilleur dans son ouvrage est un véritable phénomène de société. Pour éviter à leurs proches le coût abusivement élevé des funérailles, 45% des décès relèvent d’un contrat prévoyance obsèques d’après la Confédération des Professionnels du Funéraire et de la Marbrerie (CPFM). Le principe, simple en apparence, est de financer son propre enterrement, en en mensualisant le coût pendant une durée déterminée. Il en existe deux types : les contrats en capital simple, et les contrats en prestation, où s’ajoutent des indications pour le déroulé de la cérémonie. D’après la sociologue Mme Bérangère Véron, pour les classes populaires, la prévoyance est d’abord un moyen de soulager les siens. Plus marginalement, chez les classes plus aisées, se retrouve plus fréquemment le désir de maîtriser les conditions de ses propres obsèques afin de réaffirmer son individualité(11). Ces dispositifs se sont massifiés dans les années 1980, âge d’or du néolibéralisme, alors que s’impose la figure de l’individu consommateur. Le contrat prévoyance obsèques s’avère être une conséquence de l’absence de contrôle populaire sur le secteur funéraire. Et représente une importante manne financière.
D’après le philosophe M. Damien Le Guay, le contrat prévoyance tend à inverser le rituel funéraire. En préparant sa propre mort, le futur défunt déresponsabilise les vivants de l’organisation des obsèques. Et en s’appropriant la cérémonie funéraire, il laisse à penser que les funérailles sont conçues pour lui seul. Pourtant, anthropologiquement, les rites funéraires sont faits et conçus pour les vivants. Ils ont deux fonctions : matérialiser la séparation entre la vie et la mort, et souder autour du défunt la communauté des vivants. Pour les proches, organiser les obsèques, au-delà de l’hommage rendu au défunt, permet de gérer le stress biologique des premiers jours du deuil. Selon la psychanalyste Mme Marie-Frédérique Bacqué, laisser l’initiative entière de la préparation des obsèques au défunt lui-même, peut engendrer un deuil “pathologique” pour ses proches, c’est-à-dire susceptible d’aboutir à une dépression.
On peut s’interroger, en risquant une comparaison avec notre régime de santé, sur le sens de tout ceci. Nous payons nos frais sanitaires sur notre salaire brut, c’est-à-dire sur nos cotisations que nos entreprises et nous-mêmes versons à la Sécurité Sociale, au titre de travailleurs. Si n’importe quel Français souffre d’une pneumonie, la couverture universelle de l’assurance maladie couvrira, en théorie, les soins nécessaires à la guérison. Pourquoi, en revanche, mourir est-il établi comme un acte individuel, que nous payons sur notre salaire net ? Les obsèques sont considérées comme une consommation ordinaire, et non pas comme une dépense collective, qui relèverait donc de la cotisation sur le salaire brut. D’ailleurs, une personne décédée alors qu’elle est encore en activité, peut déjà, aujourd’hui, faire bénéficier à ses proches d’un capital décès de 3000 euros auprès de la Sécurité Sociale. De plus, la saisie de fonds sur le compte d’une personne décédée pour financer ses obsèques est autorisée jusqu’à un plafond de 5000 euros, fixé par un arrêté du Journal Officiel du 10 décembre 2013.
Mais la publicité massive pour les contrats obsèques nuit à la visibilité de ces dispositifs. Le marché concurrentiel actuel de la prévoyance crée un risque d’appauvrir encore plus les citoyens ne disposant pas d’un niveau de vie élevé, en les poussant à souscrire un contrat prévoyance onéreux, voire frauduleux. Ainsi, un contrat à durée viagère (12) fut proposé à une cliente, Mme Colette R., par le Crédit Agricole. L’assurance devait lui permettre de constituer un capital de 3000 euros. Alors qu’elle avait déjà atteint la somme due, elle ne parvint pas à arrêter les virements mensuels, menacée de perdre ce qu’elle avait déjà cotisé. Pour Mme Cendrine Chapel, directrice générale des services funéraires de la ville de Paris, «la situation actuelle ne permet pas d’apporter de réponse sécurisante à l’attente des familles.
Les obsèques sont une charge très lourde pour elle. Très peu de contrats d’obsèques garantissent que les prestations prévues pourront bien être financées le moment venu »(13).
Les acteurs proposant des offres de prévoyance obsèques sont nombreux. Banques, assurances, mutuelles, opérateurs funéraires. Tous ne souscrivent pas à la logique actionnariale. Une mutuelle spécialisée dans la prévoyance, la Mutuelle des Associations Crématistes (MUTAC), comptant 180 000 adhérents, met en avant son indépendance par rapport au marché funéraire. Elle contracte notamment avec les entreprises funéraires à but non lucratif, comme, par exemple, les pompes funèbres publiques de Chambéry ou de Paris. Elle se pose comme un intermédiaire nécessaire pour garantir au sociétaire de se protéger des contrats frauduleux. Récemment, avec d’autres mutuelles, la MUTAC essaie de se lancer directement comme opérateur funéraire, via le réseau Maison des Obsèques. Du côté des opérateurs classiques, la vieille rivalité avec les assurances datant de la fin du siècle se mue en de lucratifs partenariats, comme OGF, propriétaire des PFG, avec l’assureur Matmut. D’ailleurs, sur ses dépliants, à propos du contrat prévoyance, Matmut joue sur la même ambiguïté entre public et privé qu’OGF-PFG, avec leur pseudo numéro vert “urgence décès”. En effet le contrat prévoyance se nomme tour à tour “capital prévoyance Matmut” et “capital décès”. De ce fait, l’assureur entretient la confusion entre le contrat privé qu’il vend et le dispositif de la Sécurité Sociale du même nom : le capital décès.
C’est ainsi une bataille qui se joue : chaque acteur essaie de s’imposer, avec des philosophies diamétralement différentes, pour savoir à qui reviendra de s’occuper de la prévoyance et de notre mort.
6 - Innovations capitalistes
Le fonctionnement de l’essentiel du secteur funéraire est basé sur une logique capitaliste. Ce n’est pas un jugement moral, mais la dénomination du modèle économique consistant à accroître continuellement son profit en accumulant de nouvelles parts de marché. L’innovation est un moteur essentiel pour élargir sa clientèle. Les leaders et entrepreneurs du secteur funéraire sont dans la majorité des capitalistes comme les autres : aujourd’hui, le monde des obsèques, pourtant considéré comme attaché à une certaine tradition immuable, se doit d’innover lui aussi pour croître et générer davantage de rendement. Ainsi, Michel Leclerc, fondateur de Roc Eclerc et pourfendeur de monopole autoproclamé en 1992, a particulièrement développé une vision idéologique néolibérale qu’il a appliquée au secteur funéraire. Il est, en parallèle à ses activités d’entrepreneur, le fondateur d’un petit think-tank, dédié à la suppression de la cotisation sociale et à la mise en place d’une Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA) sociale. Pour lui, l’ordre libéral doit être garanti par un État soumis aux entrepreneurs : ces derniers doivent pouvoir innover et créer des emplois pour s’enrichir sans contraintes, telles que le sont selon eux, les cotisations sociales. Comme financement de substitution, il propose un impôt sur les produits de consommation quel que soit le niveau de vie de chacun, sur le modèle de la TVA existante(14).
Les innovations motivées en premier lieu par la recherche de rentabilité ont-elles toujours du sens dans un tel secteur ? Après avoir traversé une période de difficultés judiciaires liées à la gestion crapuleuse de ses entreprises, Michel Leclerc a remonté une nouvelle affaire, justement dévouée à l’innovation funéraire : “Sublimatorium Florian Leclerc”, du nom de son fils. Pour réduire les coûts, une robotisation des opérations funéraires serait mise en place lors des cérémonies. Ce seraient ainsi les métiers de porteur, de maître de cérémonie qui disparaîtraient. Pourtant, dans ces derniers instants, nous avons d’autant plus besoin du savoir-faire des travailleurs du funéraire. Le temps lié à la mort doit demeurer l’affaire de ces professionnels bien vivants à qui on ne rend pas assez hommage. Quant au “Sublimatorium” qui donne son nom à l’entreprise, il désignerait un vaste complexe mêlant activités de loisirs et cérémonies funéraires. Les familles seraient accueillies et prises en charge pour la crémation de leurs proches, effectuée par “sublimation”, processus pendant lequel le corps est incinéré en un temps record. À côté du funérarium, les familles pourraient se rendre dans des hôtels, piscines et autres lieux de plaisance. La mort a-t-elle vocation à être récréative ? Faut-il abolir la frontière entre le temps de la séparation et celui du divertissement ?
L’innovation capitaliste semble parfois apporter du superflu, susceptible au final de gêner le deuil. Le problème de la conception marchande et capitaliste de la question funéraire, réside dans la nature du deuil, toujours flou, imprévisible, ambigu, et surtout différent d’un individu à l’autre. Ces caractéristiques entrent en contradiction avec la logique concurrentielle, d’une manière particulièrement claire dans le cas du Sublimatorium. Ainsi, la réclame de l’entreprise de la famille Leclerc vante sa capacité à empêcher l’oubli en mêlant des espaces de loisirs à des cimetières. Or l’oubli partiel est une phase essentielle du deuil, constitutive de la reconstruction et de l’acceptation. Il est normal de vouloir ne jamais oublier le défunt autant qu’il est normal, dans un second temps, de le laisser partir. Le deuil s’effectue en étapes et ne peut pas être concentré en un seul lieu. Vendre un deuil « idéal », quand ce processus demeure mystérieux et variable d’un individu à l’autre, s’inscrit en décalage. Tout ce dont a besoin une personne endeuillée va à l’encontre d’un fonctionnement capitaliste : une écoute désintéressée, l’acceptation du temps long du deuil, ou la mise en place d’un climat de confiance.
Mais aujourd’hui, ce ne sont plus les innovations et théories néolibérales d’un Michel Leclerc qui reflètent le mieux les tendances du monde funéraire. Une autre époque a commencé, marquée par la participation des citoyens, ou encore l’essor des coopératives.
Heureusement, l’innovation capitaliste dans le secteur funéraire ne se limite pas à Michel Leclerc. Les initiatives allant dans un sens d’accompagnement poussé des familles, de responsabilité environnementale, telles que les entreprises familiales Caton Funéraires dans le Centre Val de Loire ou Dabrigeon dans le Clermontois, sont à saluer. Leur défaut majeur est malheureusement de ne pas être encore implantées partout : ces entreprises pensant l’innovation avec plus de maturité demeurent marginales face aux grands réseaux hégémoniques, moins soucieux de ces questions.
7 - Des aspirations à se passer du capitalisme funéraire
Le capitalisme funéraire n’est pas une fatalité. Dès aujourd’hui, des prestations de qualité sont réalisées tous les jours dans des centaines d’associations à but non lucratif, coopératives funéraires et régies municipales. Les mairies de Paris ou de Chambéry offrent ainsi des services aussi adaptés et variés que les propose Funecap, du plus rudimentaire au plus superflu. De même, sur le modèle du Québec apparaissent des coopératives, partagées entre travailleurs et citoyens finançant l’entreprise par une adhésion de cent euros, comme à Dijon par exemple, sous l’impulsion d’une ancienne cadre d’une grande firme funéraire. Les décisions sont prises à l’occasion d’un vote par tête en assemblée ; l’accent est mis sur l’accompagnement des familles au travers de “cafés funéraires” ou “cafés mortels” dont l’objectif est de sortir du tabou de la mort. Les salariés des coopératives comme les fonctionnaires municipaux des services parisiens ou chambériens axent leur communication sur la transparence des prix et des services proposés, ainsi que sur le respect. Cependant, le prix des obsèques proposés par ces structures ne diffère pas beaucoup de ceux de PFG ou Funecap. Bien que ces expériences prouvent qu’un secteur funéraire sans velléités d’expansion économique existe déjà, leur marge de manoeuvre est limitée par la concurrence avec les autres entreprises qui peuvent plus facilement contrôler les prix. Il ne suffit pas de miser sur la responsabilité individuelle du consommateur : en effet, lors d’un deuil, ce n’est qu’une clientèle informée et minoritaire qui se tourne vers ces offres alternatives. Il faut créer les conditions nécessaires à leur démocratisation pour que cela fonctionne.
Afin d’encourager ces initiatives aujourd’hui trop limitées et marginales, il est nécessaire de penser un modèle dans lequel celles-ci puissent s’exprimer et se développer. Par exemple, il existe une pétition en ligne, ayant dépassé les 22000 signataires, pour nationaliser le secteur funéraire et la gratuité des frais d’obsèques : “Ce service devrait être assuré par l’État, grâce à des fonctionnaires, et ne devrait pas être l’occasion de générer des bénéfices à une corporation, alors que la famille est assaillie par la douleur”, justifie son auteur. Le relatif succès de cette pétition sur un sujet pourtant opaque confirme une conscience populaire des problèmes socio-économiques liés aux pompes funèbres. Beaucoup des signataires expriment dans l’espace dédié aux commentaires en ligne des réserves sur l’idée de gratuité. Ils disent souhaiter reconnaître le travail des agents, sans s’opposer à une refonte du modèle capitaliste existant.
M. Guillaume Bailly répond aux pétitionnaires en apportant son point de vue d’ancien opérateur funéraire. Selon lui, il s’agit de “mépris” et de “haine” pour la profession, et il s’inquiète des modalités d’une éventuelle gestion étatique. Il craint une uniformisation laïque dans l’organisation des obsèques, imposée par le haut, quand le fait religieux occupe pourtant une place centrale dans les rites funéraires. En effet, l’existence de prestataires aux spécialités différentes est un élément intéressant qu’il conviendrait de ne pas sacrifier en uniformisant le système. Le monde funéraire, relevant profondément du domaine de l’intime, doit par exemple inclure les différentes religions autant que les athées, ou encore les convictions écologistes de chacun.
On peut cependant reprocher à M. Bailly sa vision de la fonction publique : le secteur public actuel n’est pas une caricature totalitaire, mais fait la part belle aux systèmes mixtes : par exemple dans l’éducation nationale, où les enseignants du privé sont des contractuels de droit public, payés par l’éducation nationale mais ne sont pas pour autant interdits de travailler dans une institution religieuse si elle est conventionnée. Un service public funéraire pourrait avoir une souplesse analogue. D’ailleurs le système funéraire étatisé est largement plus vieux que toute autre conception moderne de ce secteur. À Constantinople sous Justinien, les obsèques des pauvres étaient assurées par la bureaucratie byzantine. Selon l’anthropologue Pierre Clastre, en Chine impériale, il était nécessaire à l’équilibre religieux que tous, y compris les plus pauvres, bénéficient d’une sépulture payée par les autorités. A Cuba, l’État assure les coûts liés aux inhumations. Dire que la gestion étatique en matière d’obsèques ne “marche pas” est donc un peu court, puisqu’elle a en fait déjà été appliquée. Mais tout reléguer à l’État aujourd’hui ne serait pas une solution si idéale que cela non plus.
M. Guillaume Bailly met ainsi en garde les pétitionnaires en évoquant la capacité qu’ont eu les gouvernements récents à alterner entre les promesses électorales, puis les coupes budgétaires une fois au pouvoir. En effet, déléguer la question funéraire à l’État comporte le risque d’une transformation du monde funéraire en une variable d’ajustement budgétaire, comme l’est aujourd’hui malheureusement la culture, ce qui n’est pas dans l’intérêt des travailleurs du secteur ni dans celui des familles endeuillées. Le contrôle des agents sur leur outil de travail et des citoyens sur leur deuil serait encore une fois une chimère.
Il faut faire la jonction entre les initiatives issues du secteur comme celles des coopératives ou des régies municipales, et la volonté politique des citoyens exprimée par la pétition. Il est important d’envisager une gestion démocratique du secteur funéraire par les opérateurs des pompes funèbres et par les citoyens. Pour cela, il faut une véritable institution nouvelle à gouvernance mixte.
II - Une Sécurité Sociale funéraire
1 - Se libérer des prix, en se basant sur ce qui existe déjà
Notre objectif est que le prix ne soit plus une charge financière et mentale pour les endeuillés. Pour construire une alternative, il faut utiliser et étendre des éléments existants aujourd’hui. Le sociologue et économiste M. Bernard Friot pointe ainsi ce qu’il appelle le «déjà-là» : ce qui, dans notre système économique, est déjà la propriété de la collectivité, sans en avoir forcément conscience.
Dans le monde funéraire, on trouve déjà des exemples de mécanismes marginaux déchargeant le deuil de son pendant économique. Il y a un “déjà-là” anthropologique : dans quelques situations, la société juge acceptable que ni le défunt ni la famille n’aient à prendre en charge le coût des obsèques. Certaines associations à but non lucratif permettent ainsi de financer les funérailles d’enfants. L’APPEL, l’Association Philanthropique de Parents d’Enfants atteints de Leucémie ou autres cancers, propose ainsi de couvrir les frais d’obsèques dans la tragique éventualité du décès de l’enfant malade, si les parents en font la demande. L’association pallie les difficultés financières des familles en détresse, en utilisant l’argent des dons et des subventions. Parmi les mécènes, on peut retrouver de nombreux grands groupes ou la région Auvergne-Rhône-Alpes. Dans ce cas, personne ne conteste que les frais d’enterrement ne doivent pas être assumés individuellement par la famille au moment du décès, mais pris en charge par une somme de donateurs. Mais le fait de ne prendre en charge les frais d’obsèques que dans certaines circonstances, pose la question impossible de la hiérarchie des deuils. Ainsi, la mort d’un enfant des suites d’un accident ou d’une autre maladie n’obtiendrait pas une telle aide du Rotary Club ou de la région. Il faudrait alors pour la famille se contenter de l’aide de la CAF de 2000 euros, soumise à conditions.
Comme le fait l’APPEL, il faut déconnecter la charge émotionnelle du deuil de son coût financier. On ne peut toutefois pas se reposer uniquement sur les associations à bon compte. Il nous faut aussi un moyen d’être indépendant de la charité, pour tendre à un système funéraire universel.
Il existe déjà un dispositif funéraire accessible à tous : le terrain commun. C’est ce qu’on appelait dans le langage courant la fosse commune ou le carré des indigents. Contrairement à ce que ces anciens noms très chargés laissent supposer, cette section, obligatoire et présente dans tous les cimetières, permet aux démunis, aux anonymes, aux non-réclamés, d’être enterrés avec respect par la commune. Ces sépultures simples abritent les défunts pour une durée de 5 ans, temps théoriquement nécessaire à la décomposition - au lieu de 30 ans pour une concession standard. Dans beaucoup de cas hors grandes villes, la durée de 5 ans est dépassée, les cimetières n’y manquant pas de place. À terme, les restes peuvent être réclamés par la famille, incinérés et déposés dans l’ossuaire de la commune, ou dispersés dans le jardin du souvenir. Ce délai court permet de libérer de la place et d’assurer une rotation des sépultures. Nos impôts locaux permettent donc théoriquement déjà de payer une sépulture à chacun s’il en fait la demande. Comme le procédé est associé à une image infamante, peu de personnes y recourent, les obsèques étant, comme vues avant, un marqueur social. Mais ce système prouve qu’un pôle public funéraire est d’autant plus réaliste qu’il existe déjà.
Le capital décès de la Sécurité Sociale est un autre élément décisif à prendre en compte. S’il était étendu à tous les décès, même des retraités, cela reviendrait à prendre en charge collectivement les obsèques de tous par cotisation. Même à l’échelle d’une commune, une alternative publique au marché funéraire existe, en fonctionnement depuis des dizaines d’années. Dans les Alpes-Maritimes, à Mouans-Sartoux, qui compte aujourd’hui plus de 9000 habitants, la régie municipale assure aux administrés le transport du corps et le déplacement du cercueil par des porteurs - des agents de la commune formés dans ce but - l’inhumation et même la cérémonie, pour un euro symbolique. Cette initiative est le fait d’André Aschieri, élu écologiste et maire de la commune pendant 41 ans, pionnier dans les questions de régies communales. Après sa mort, le système existe encore, bien que la concurrence de la crémation rende ce service de moins en moins prisé par les administrés. S’il s’agit d’un choix politique qui ne peut pas être imposé aux autres communes ayant choisi d’autres orientations, cette régie existe bel et bien, et sans induire de gros impôts locaux pour les administrés. Les services municipaux travaillent d’ailleurs en bonne intelligence avec les opérateurs funéraires locaux, pour les questions qui ne relèvent pas de leur juridiction comme les ouvertures de caveau, l’accompagnement des endeuillés ou les crémations. Le maire racontait toutefois avoir reçu régulièrement des cadeaux par une entreprise privée de pompes funèbres pour abandonner ce mode de fonctionnement. Il tint bon, et ni les pressions des entrepreneurs, ni la Loi Sueur, ne parvinrent à arrêter à ce jour la logique de funéraire non marchand de Mouans-Sartoux.
Tous ces outils ne soulagent pas directement la peine des endeuillés, mais les libèrent de la dépendance financière pendant leur deuil, et leur assurent un sentiment de sécurité.
2 - Res extra commercium
On l’a vu, la mort a fait l’objet d’une mise en concurrence en 1992. Cette option n’avait pas été alors confrontée à l’idée d’une nationalisation, ce que prévoit pourtant la loi en cas de monopole de fait. Le débat s’était axé sur des thématiques économiques, quand le système funéraire devrait aussi répondre à une question éthique : est-il nécessaire de marchandiser quoi que ce soit qui touche au corps de la personne ? La pompe funèbre a un prix, le service rendu par l’agent funéraire a une valeur, mais la mort ne doit pas nécessairement être lucrative pour autant.
Pour mieux saisir les enjeux juridiques et éthiques de la question, une notion du droit romain peut nous éclairer. À Rome, toute chose relevait de l’un des deux grands domaines juridiques : celui de la propriété privée et du commerce, et celui du sacré et du public. Ce dernier était désigné par une notion toujours usitée en droit : Res extra commercium (“les choses hors du commerce”). Les morts appartenaient alors à cette catégorie, car sacrés, longtemps enterrés dans l’enceinte de la cité. Les cérémonies étaient organisées par des agents de la déesse des funérailles Libitina, payés par les familles pour leurs outils et leurs services. Il ne semblait pas exister de concurrence : ces Libitinarii constituaient un monopole de fait. Le rite funéraire avait bel et bien un coût, mais la trajectoire d’un Michel Leclerc n’aurait eu aucun sens : il était alors inconcevable d’imaginer un marché de la mort.
Notre société laïque ne peut définir la mort comme sacrée à la manière de Rome, mais pourrait s’inspirer du droit romain pour rendre l’économie funéraire plus saine. Il faut en effet clarifier le cadre légal pour que la mort ne puisse pas être un objet de commerce lucratif légitime.
En droit français, il existe une indisponibilité du corps humain, c’est-à-dire qu’il est par principe interdit de vendre, d’acheter, ou de louer son corps, ou celui d’autrui. C’est pour cela que, par exemple, la Gestation pour Autrui (GPA) est interdite et que le commerce d’organes est également prohibé. Pourrait-on alors considérer que le corps mort, lui, puisse faire l’objet d’un profit ? Si le corps est une chose en dehors de tout commerce, res extra commercium, alors le service rendu au corps mort doit être placé en dehors du libre-marché.
Aujourd’hui l’indisponibilité du corps est au coeur de plusieurs débats de société, notamment la prostitution. Louer son corps pour réaliser des prestations sexuelles tarifées est très loin de faire consensus. Le parti socialiste au pouvoir en 2012 a tenté, inspiré par d’autres pays européens, de pénaliser les clients. Pourtant, il existe des associations et syndicats liés à la prostitution, qui en défendent la pratique. Ces derniers déposèrent alors un recours au conseil constitutionnel en 2014 au nom de l’entrave au libre commerce que constituerait selon eux la pénalisation des clients. En 2019, le conseil constitutionnel trancha : contrairement aux législations européennes, il rejeta l’idée qu’il s’agisse d’une entrave aux libertés du commerce et déplaça le débat sur une question d’ordre éthique et non économique. Puisqu’il y avait marchandisation du corps, il s’agissait donc d’un problème moral, en vertu du principe d’indisponibilité du corps humain. Cette jurisprudence démontre qu’il serait possible pour le législateur français de s’en prendre au totem de la libre-concurrence défendu par les institutions européennes, s’il invoque la notion d’indisponibilité du corps. Une stratégie intéressante serait de faire de la question funéraire un enjeu de société, une composante du débat public aussi vivace que le sexe. Déplacer la question de la mort sur le terrain éthique deviendrait alors juridiquement possible.
3 - Un salaire à la qualification des agents funéraires conventionnés
Aujourd’hui, le monde funéraire est un sujet de société encore mineur, médiatisé essentiellement par le biais des faits divers. Un bon nombre de ces scandales sont le fait des conditions de travail insatisfaisantes. Pour sortir des polémiques par le haut, il faudrait donner aux agents la rémunération et la sécurité de l’emploi dont ils ont besoin, et qu’ils méritent. Ils pourraient devenir titulaires d’un “salaire à vie”, lié à leur qualification. L’avantage est double : donner un statut pour reconnaître la valeur de ce métier essentiel à notre civilisation, et éviter le stress de la précarité. Cela existe déjà en partie : les agents funéraires des régies municipales ont pour certains le statut de fonctionnaires et bénéficient d’un salaire payé par les impôts. Nous pouvons nous inspirer de cet état de fait pour le généraliser.
Aujourd’hui, nos cotisations qui alimentent chaque mois la sécurité sociale ont pour vocation d’une part à prendre en charge nos soins médicaux et d’autre part de financer le salaire des soignants. La Sécurité Sociale a l’avantage d’éloigner le travailleur de santé des objectifs de rendement. En cotisant, nous reconnaissons qu’il crée de la valeur économique, laquelle représente ainsi 10% du PIB français en 2010 et 11,2 % en 2019(15). L’infirmier fonctionnaire à l’hôpital, malgré les plans d’austérité qui frappent son lieu de travail, garde alors un sens à sa tâche. Moins effrayé à l’idée de perdre son salaire qu’un intérimaire, il peut se consacrer pleinement à son métier. Mais c’est aussi le cas du médecin généraliste, qui, bien qu’il soit un prestataire libéral, a des prix de consultation figés, lui aussi payé par les cotisations. Dès lors, le sens de sa mission n’est pas brouillé outre mesure par les enjeux de tarifs, de concurrence entre cabinets et de captation de la patientèle.
Il s’agirait de construire un statut similaire pour l’agent des pompes funèbres privées. Dans le système actuel, c’est l’actionnaire des entreprises funéraires qui récupère le profit et décide des salaires, dans l’idée que le capital ruissellera et financera l’innovation, sans qu’il ne donne aucune garantie. Ce faisant, le secteur est dominé par l’avidité, puisque les marges de profit n’ont pas de plafond. Ainsi, les mauvaises conditions de travail et les devis frauduleux prospèrent. À la place, utilisons l’argent généré par les prestations funéraires pour reconnaître la valeur produite par le travail des agents, en leur donnant un statut et un salaire garanti. Le travail de l’opérateur funéraire ne consistera plus à maximiser son profit lors des obsèques en gonflant les devis et en multipliant la “pompe funèbre”. En plus d’assurer à chacun des obsèques, via l’extension du capital décès, nos cotisations pourront également garantir un salaire qui ne soit pas indexé sur les prestations et leurs prix, mais sur les qualifications de l’agent. À la manière des enseignants, le salaire de l’agent progressera tout au long de sa carrière, selon son ancienneté et ses mérites.
4 - Une souveraineté accrue des agents sur leur outil de travail
Afin de sortir les agents du funéraire de ce climat d’omerta où les conditions de travail ne peuvent être sereines, il conviendrait de leur donner le pouvoir sur leur outil de travail. Pour ce faire, il faut évincer le facteur de trop dans l’équation funéraire : l’actionnaire.
Bernard Friot a abondamment décrit la nature du régime général de la sécurité sociale tel qu’il est créé en 1946, au sortir de la seconde guerre mondiale. Il ne s’agissait pas d’un simple mécanisme de solidarité, comme il en avait toujours existé, mais bien d’une souveraineté collective sur la santé, par l’intermédiaire de caisses gérées notamment par des délégués des travailleurs. Ce système fonctionne depuis plus de 70 ans. De 1946 à 1966, les représentants étaient même majoritaires dans la gestion de ces caisses de Sécurité Sociale.
C’était un modèle original, ni étatiste ni capitaliste. Un service public, mais moins hiérarchique et bureaucratique que certaines institutions gérées par des représentants de l’État. Un système authentiquement démocratique dans lequel les travailleurs géraient l’attribution des salaires, leurs conditions de travail, les investissements et les innovations dans leur secteur d’activité.
À l’inverse, aujourd’hui, les orientations de l’entreprise sont le fait des actionnaires et des modes du moment. Les agences de pompes funèbres obtiennent leur habilitation à exercer par arrêté préfectoral et non délivrée par leurs pairs. Les agents funéraires sont pourtant bien plus à même de savoir ce qui est nécessaire pour leur métier, que les actionnaires, le préfet, ou nous-mêmes citoyens.
La crise de confiance entre clients, médias et pompes funèbres pourra se résoudre en partie avec un tel changement de système. Il faudra pour débloquer les tensions actuelles accepter de faire confiance à des professionnels libérés des aspects délétères de la concurrence, réunis en collèges par territoires. Les agents funéraires conventionneront eux-mêmes les entreprises du secteur pour leur donner accès à un capital d’investissement, si elles se plient aux exigences d’un cahier des charges. Aux agents funéraires d’organiser une veille au quotidien, d’échanger sur leurs pratiques dans un cadre défini entre professionnels, de pouvoir entendre des clients mécontents en effectuant un arbitrage avec l’agence concernée. Ainsi, les seuls recours pour les endeuillés ne seront plus les associations de consommateurs et la justice : ils pourront recourir à cette nouvelle institution. Le contrôle par les pairs permettra de redonner confiance aux endeuillés quant aux pratiques des entreprises de pompes funèbres. Concernant les salariés qui subissent de mauvaises conditions de travail, ce collège sera un interlocuteur et un arbitre face à leur direction, sans avoir à choisir entre exposer le secteur à la vindicte médiatique ou souffrir en silence. En écartant la propriété lucrative et les fonds de pensions, les principes de sérieux, de soin et de respect reprendront leur place légitime. Les agents et les endeuillés gagneront en sérénité, et ils disposeront d’un cadre pour débattre ensemble de ce que doivent être nos funérailles. Les marbriers, pépiniéristes, fleuristes ou fabricants de cercueil dont la plupart des commandes sont orientées vers le secteur funéraire pourraient aussi s’investir dans ces collèges. À titre d’exemple, un marbrier conventionné n’aura plus à s’approvisionner chez un tailleur industriel et à revendre des produits finis : il produira lui-même et peut-être mieux.
5 - Cotiser pour une prévoyance socialisée
Au coeur de ce qui relève aujourd’hui de la propriété des travailleurs plutôt que du marché, M. Bernard Friot souligne l’importance de la cotisation. Il ne s’agit pas d’une ponction sur notre salaire, d’une « charge », mais bien d’une partie du salaire brut, dont nous profitons autrement que de l’argent de poche. Les cotisations que nous versons à la Sécurité Sociale, ainsi que les entreprises dans lesquelles nous travaillons, nous permettent aujourd’hui d’alimenter plusieurs caisses. Elles nous assurent contre les risques de notre vie : vieillesse, chômage, maladie, accidents du travail et, aussi, les frais d’obsèques en cas de décès en activité (voir partie 1). C’est par le fruit de notre travail que nous subventionnons collectivement la Sécurité Sociale. Nous en sommes les copropriétaires.
Il serait possible d’élargir le dispositif existant du capital décès et de mettre en place une cotisation qui assurerait à tout le monde un enterrement ou une crémation, pas seulement aux personnes décédées pendant leurs années actives (moins de 10% des morts par an). Les frais d’obsèques ne seraient alors plus considérés comme un achat de consommation, payés individuellement sur le salaire net, mais comme une garantie payée par le salaire brut, assise sur les cotisations de tous. Le secteur de la prévoyance privée disparaîtrait alors de lui-même. Ainsi, nous nous assurerions collectivement face à la perspective de notre mort et de celle de nos proches. Un système de type Sécurité Sociale redonne une quiétude aux cotisants, en leur permettant de s’assurer une souveraineté sur leur avenir. Mais ce n’est pas tout, cette cotisation paie aussi le salaire à la qualification des agents et crée un fonds d’investissement pour le secteur.
Prenons ce que coûteraient de bonnes obsèques, au-dessus des frais actuels moyens, par personne. On atteint alors un ordre de grandeur de 4 000 euros. Si nous multiplions cette valeur par le nombre de décès annuels (600 000 en 2018), on obtient 2,4 milliards, qu’on arrondit à 2,5 milliards. C’est d’ailleurs ce que représente aujourd’hui le PIB du secteur funéraire. En divisant ce nombre par la masse salariale brute, qui est de 900 milliards d’euros en 2018, on obtient alors 0,27% du salaire brut français moyen. Ce taux pourrait être celui d’une cotisation dévolue à la subvention intégrale du secteur funéraire. À titre d’exemple, la très controversée Contribution au Remboursement de la Dette Sociale, impôt sur notre salaire qui finance l’endettement de la sécurité sociale (dû aux emprunts et aux politiques anti-cotisations) représente 0.5% de notre salaire brut. Nous proposons une piste de financement. Sans baisser le salaire net, ni même en augmentant les cotisations des entreprises, la suppression de la CRDS financerait ainsi totalement le monde funéraire et en ferait une propriété collective sans pertes.
Ce forfait de 4000 euros directement sur la Carte Vitale correspondra à plus du montant du capital décès actuel. C’est un minimum pour assurer des obsèques décentes et dignes à tous. Il sera possible pour les familles de dépenser plus pour les funérailles de leurs proches. Cependant, cet argent supplémentaire ne représentera en aucun cas une possibilité de profit pour les agences de pompes funèbres. Toute marge lors d’un dépassement du forfait de 4000 euros voulu par le client sera reversé aux caisses de sécurité sociale funéraire, et pourra être utilisé, pour augmenter le forfait des autres cotisants, pour revaloriser le salaire des agents ou pour investir.
6 - Une innovation émancipée du marché
L’argument phare plaidant pour la privatisation d’un secteur d’activité est systématiquement le suivant : la concurrence permettrait une émulation, propice à l’innovation, pour le bien du client. Ça ne fonctionne pas toujours, et surtout ce n’est pas la seule manière d’innover qui soit : le régime général de la sécurité sociale, les Centres Hospitaliers Universitaires, la politique des espaces verts municipaux, le tri sélectif, le Train à Grande Vitesse de la SNCF, ou même le fusil d’assaut de la manufacture de Saint Étienne FA-MAS constituent autant d’exemples d’innovations récentes nées hors du marché. Il faut choisir le modèle économique le plus adapté au fonctionnement et aux besoins du monde des obsèques. Pour le moment, nous avons laissé l’initiative aux grands groupes qui dominent le secteur funéraire tels que OGF et Funecap. La liberté économique n’est en fait que celle des plus grandes compagnies qui fixent leurs orientations et leurs priorités. Michel Leclerc peut lancer ses projets éthiquement discutables sans difficulté vu son poids économique ; une entreprise funéraire familiale n’a pas une telle marge de manoeuvre, ne disposant pas du même capital d’investissement de départ.
Pour être compétitive, la famille Leclerc développe et vante ainsi le procédé de la sublimation, une “crémation accélérée d’un corps en quelques minutes au lieu de 90 à 120 minutes”. A priori, cela a peu d’intérêt intrinsèque : l’argent avec lequel nous rétribuons cette entreprise ne sert pas ici au bien public mais à faire de la performance pour la performance. La valeur économique générée par nos obsèques pourrait être employée à de meilleures causes si sa gestion était rationalisée. Avant de chercher à faire un meilleur crématorium que celui du voisin, on pourrait veiller à ce que tout le territoire national en soit équipé. À l’heure actuelle il n’y a pas de crématoriums en Guyane par exemple, comptant pourtant plus de 290 000 habitants. Environ 600 Guyanais sont incinérés chaque année en Guadeloupe et en Martinique faute de mieux.(16) (17) ce qui représente des coûts de transport supplémentaires pour ces familles. Le marché capitaliste et l’innovation qui devrait en découler ne sont pas à même de traiter ce problème de manière satisfaisante. La concurrence empêche de penser la question funéraire à l’échelle des territoires.
La cotisation consacrée à la subvention du marché funéraire, qui servira à payer le salaire des agents et nos obsèques pourra aussi être affectée à l’innovation et à l’investissement. Par exemple, pour construire un crématorium en Guyane, ou créer une formation publique à l’université pour les nouveaux agents funéraires. L’innovation sera ainsi pensée collégialement et localement, donnant beaucoup plus de perspectives aux initiatives originales utiles plutôt que rentables, notamment celles des coopératives funéraires aujourd’hui souvent en difficulté économique.
7 - Le tiers citoyen, rendre la mort à tous
Nous avons posé la possibilité d’une institution nouvelle pour émanciper les agents des pompes funèbres en leur confiant la gestion démocratique de leur outil de travail. Il est important que les professionnels du funéraire soient les décideurs principaux pour leur secteur d’activité. Mais n’oublions pas les autres acteurs en jeu, les endeuillés : l’intérêt des citoyens pour la question funéraire est légitime et impliquera une place spéciale dans cette nouvelle sécurité sociale. La cotisation nous donnera ce droit.
Déjà à Rome, parallèlement au travail des agents funéraires, des collèges de citoyens s’acquittaient d’une cotisation mensuelle destinée à financer leurs obsèques, et participaient aux rituels. Il faut que, de manière similaire, les citoyens aient leur part dans les collèges de professionnels, et même qu’ils puissent y avoir voix au chapitre.
Un pas de côté vers un autre secteur peut donner matière à réflexion : l’agro-alimentaire. La Sécurité Sociale de l’Alimentation est un projet porté par différentes associations et syndicats d’agriculteurs, expérimenté à échelle locale, pour étendre le principe de cotisation et de gestion démocratique à la production des produits alimentaires. Son principe a par ailleurs notablement inspiré notre idée d’une Sécurité Sociale du secteur funéraire. Or, le citoyen y est intégré, non seulement comme un usager ou un consommateur, mais comme un co-propriétaire à même de participer aux décisions. Dans certaines projections, ces derniers occuperaient 66% des sièges de la Caisse. Cela semble trop extrême : les agents doivent avoir la majorité. Notamment dans le monde des pompes funèbres où la reconnaissance du travail accompli est essentielle, et l’expertise des professionnels indispensable. Pour une voix pour les citoyens représentant les endeuillés, deux voix seront réservées aux professionnels conventionnés lors des prises de décision. À l’heure actuelle, le Conseil National des Opérations Funéraires présente le défaut de ne pas avoir de pouvoir décisionnel, mais sa composition paritaire est intéressante et pourra être étendue.
On peut imaginer toute une série de débats qui nécessitera l’avis des citoyens et des professionnels. Les enjeux économiques tout d’abord. La gestion du forfait alloué à chacun de 4000 euros pose énormément de questions : quelles prestations funéraires y inclure, lesquelles en supplément. Mais aussi, l’enjeu du salaire et de la formation des agents funéraires, discuté dans ces collèges à gouvernance mixte.
Dans le contexte du dérèglement climatique, les enjeux écologiques sont également nombreux. Le fait de sortir du système concurrentiel et de placer des acteurs variés en position de débattre puis de décider, permettra ainsi de mettre au grand jour certains enjeux climatiques et énergétiques des pompes funèbres. Par exemple, la crémation engendre non seulement un grand coût énergétique, mais aussi une pollution du fait du mercure présent dans les dents traitées. Il existe pourtant des filtres encore peu utilisés en France pour récupérer ces déchets. Faut-il interdire une crémation sans ce dispositif ? La réglementer ? Laisser à chacun le choix ? Faire financer les filtres par les caisses ? Ce sera au collège de décider. Dans un premier temps, ils auront la liberté de missionner un chercheur pour enquêter. Ensuite viendront les débats entre représentants, puis le vote. La gestion collégiale du secteur funéraire entre citoyens et agents fixera de manière démocratique ses grandes orientations. Les seules limites seront celles de l’intelligence collective.
Conclusion : vers la Sécurité Sociale de la mort
D’autres perspectives sont à explorer au-delà de la question funéraire pour rendre accessible à tous les meilleures conditions possibles pour mourir et accompagner ses morts. La construction d’une véritable Sécurité Sociale de la mort amènera à s’interroger aussi sur la vieillesse, et sur les mauvaises conditions de notre fin de vie due à la gestion lucrative des EHPAD. Actuellement, ce commerce des aînés est l’objet d’une colère citoyenne d’ampleur. Si être soulagé du poids économique des obsèques devient un droit, alors celui de terminer son existence dignement en découle. Cela procède d’une même vision de la société et de la vie.
L’accompagnement du deuil dépasse lui aussi la question des pompes funèbres. Les psychologues sont en première ligne pour assister les endeuillés ce qui amène à réfléchir à les intégrer aux aussi dans la Sécurité Sociale. Ce fut partiellement mis en place lors du printemps 2020, pour répondre au mal-être du confinement. Toutefois la manière dont le gouvernement a mené sa réforme a été verticale et sans l’accord des principaux concernés, qui dénoncèrent la vision réductrice de leur métier. On peut voir dans ces réactions vives des psychologues suite à ces premières mesures, l’importance cruciale d’impliquer toujours les travailleurs pour les prises de décision qui les concernent.
La nécessité de l’égalité devant la mort amène aussi à une réflexion autour de la succession. Le notariat est un autre monde imperméable et peu compris de l’extérieur. Pourtant, la transmission d’un patrimoine important ou inexistant conditionne l’existence des endeuillés, et rajoute ou non la précarité à la douleur de la perte.
Les outils permettant de redonner à la mort le sens qu’elle mérite sont à notre portée. Toutefois, ces propositions n’auront aucune réalité tant que les endeuillés ne se les approprient pas. Notre société nous appartient, la sécurité sociale en est la preuve ; reste à réaliser que nous pouvons revendiquer ce droit : assurer à chacun la sérénité face à sa propre fin.
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À nos morts auxquels nous pensons beaucoup.
Nous remercions le Réseau Salariat pour nous avoir inspirés, ainsi qu’à celles et ceux qui nous ont donné leurs conseils, leurs avis et leurs idées.
Et aussi, les agents des pompes funèbres, qui prennent soin de nos morts et qui prendront soin de nous et de nos proches.
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(1) F. Monteil, “Pompes funèbres : les coulisses d’un business juteux”, M6, 2013. Ces chiffres proviennent d’une étude marketing du cabinet Xerfi.
(2) Sondage Ipsos pour les services funéraires de la Ville de Paris, 2018 [en ligne]
(3) “Pompes funèbres : des obsèques de plus en plus chères”, enquête d’UFC-Que-Choisir, 22 octobre 2019 [en ligne]
(4) T. Dromard, “La vérité sur… l’envolée des prix des funérailles”, Challenges, 28 avril 2010 [en ligne]
(5) Même en ayant abandonné sa politique 100% discount, l’entreprise continue à utiliser sa politique de communication, comme à Lunel où il était proposé une réduction sur les monuments dans la période de la Toussaint du 1er septembre au 1er novembre 2020. Si la chose s’entend pour l’entretien de la sépulture, ou la pose de fleurs, une promotion sur la tombe en tant que telle pose bien l’enterrement comme un poste de consommation comme un autre.
(6) H. Jouanneau, “A quoi ressemble le marché funéraire ?” La Gazette des Communes, 31 octobre 2017
(7) Idem
(8) “Monopole” étant, en tout cas, à l’époque, le terme largement employé par les promoteurs de la libéralisation pour dénoncer les PFG.
(9) Putréfaction des tissus organiques post-mortem.
(10) À l’exception notable de David Perrotin de Loopsider, réalisateur de l’interview originelle du syndicaliste, qui a relayé sur ses réseaux sociaux personnels les pressions subies par l’agent d’OGF.
(11) Dans 90% des cas, les contrats prévoyance obsèques n’impliquent pas de dispositions particulières sur l’organisation des obsèques. Cela prouve que ce phénomène est d’abord une adaptation des classes populaires au coût économique des pompes funèbres, avant d’être le reflet d’un changement dans la façon de concevoir les obsèques, bien que cela ne s’annule pas.
(12) “Pompes funèbres : pompes à fric”, enquête de Philippe Reltien, France Inter, 2018 [en ligne]
(13) Pascale Trompette fit remarquer à la lecture de ces lignes, que le problème était que cette personne n’avait pas simplement été bien renseignée. Mais cette difficulté à bien aiguiller certaines personnes est en réalité un problème structurel ; si la loi Sueur donne théoriquement droit à une information transparente sur l’offre au client, les témoignages de syndicalistes sur la réalité du terrain donnent un autre angle de vue. De la formation accélérée des agents en matière de conseil à la pression de l’entreprise les poussant à faire du chiffre pour toucher des primes, plusieurs éléments suffisent à faire douter de la réalisation concrète du projet de Mr Sueur : à part obliger à présenter le catalogue au client, rien ne permet vraiment d’être certain que son choix soit réellement une décision éclairée. L’existence du capital décès n’est par exemple pas connue de tous les conseillers, selon le témoignage d’une agent funéraire.
(14) Site internet “TVA sociale vue par Michel Leclerc” [En ligne]
(15) “Les dépenses de santé en 2020 - Résultats des comptes de la santé”, Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), 2020 [en ligne]
(16) “Le marché de la mort, lui ne connaît pas la crise”, Mélodie Nourry, France Info Guyane, 2020 [en ligne]
(17) Rapport de la rencontre du mardi 19 avril 2022 avec les porteurs d’un projet de création de crématorium en Guyane, site de la collectivité territoriale de Guyane [en ligne]