L’enjeu du salaire dans la santé en France et en Belgique
Article paru initialement dans La Révolution prolétarienne n°817 en juin 2022.
Les salaires, en Belgique, sont établis à partir d’échelles barémiques négociées au sein des commissions paritaires, selon le poste et l’ancienneté. Le poste est défini par une liste de tâches (appelée cahier de fonction) et le cas échéant par un titre professionnel. Les commissions paritaires, qui élaborent les Conventions collectives de travail, s’appuient ensuite sur cette grille pour établir les rémunérations.
Dans le secteur de la santé, les représentants syndicaux et patronaux se sont mis d’accord pour modifier la façon de salarier les travailleur⋅euses : ils ont créé une association sans but lucratif (asbl), l’IFIC (Institut pour la classification de fonctions), pour y discuter des modalités de cette réforme. Cela pose un problème de transparence, car la commission paritaire, soumise à des obligations strictes de publicité des échanges, devient une simple chambre d’enregistrement des décisions prises et négociées dans le secret du conseil d’administration (composé paritairement des syndicats représentatifs et des organisations patronales) de l’IFIC.
Les délégué⋅es du secteur n’ont même plus leur mot à dire : toutes les négociations sont menées par des bureaucrates syndicaux parfois étrangers au monde de la santé. Le conseil d’administration de l’asbl IFIC est composé de membres des organisations syndicales représentatives (FGTB, CSC, CGSLB) et de membres des fédérations patronales du secteur. Les fiches de fonctions qui ont été élaborées sont la propriété intellectuelle de l’asbl IFIC.
L’asbl IFIC a eu recours à un cabinet de conseil (PriceWaterHouseCooper, impliqué dans de nombreux scandales d’évasion fiscale) pour élaborer la réforme entrée en vigueur en 2018 dans le privé, et en cours d’application dans le public. Ses objectifs annoncés initialement : lisser et rendre plus lisibles les barèmes salariaux, augmenter les salaires de certaines fonctions pour les rendre plus attractives… sous réserve que les pouvoirs publics débloquent les fonds nécessaires. Disons d’emblée que ce dernier objectif n’est pas atteint systématiquement : il a par exemple été montré que, sur une carrière complète, la perte de salaire s’élèverait jusqu’à 40 000 € pour certain⋅es infirmier⋅es. Un aspect important de cette nouvelle grille est qu’elle permet le mix de fonction : une même personne pourra désormais être porteuse de plusieurs fonctions (par exemple 80 % infirmier⋅e et 20 % d’une autre fonction comme agent.e administratif.ve). Cette nouveauté ouvre la porte à une série de régressions des droits salariaux : il y a peu de chance que les fonctions « secondaires », qui seront ajoutées à la fonction principale, soient plus avantageuses que celle-ci… Et les aménagements de fin de carrière (comme une infirmière qui ferait davantage d’administratif ou de préparation de médicaments) pourraient aboutir à des baisses de salaire. Surtout, cette réforme est une attaque contre le principe de la qualification au poste de travail, conquête sociale arrachée par le mouvement ouvrier contre le paiement à la tâche. Elle renforce le lien entre la tâche concrète effectuée par les salarié⋅es et leur rémunération… et donc, du même coup, leur subordination à l’employeur.
Alors que les salarié⋅es déjà en poste ont le choix d’entrer ou non dans le cadre de cette nouvelle grille (ce n’est hélas pas le cas des personnes nouvellement engagées qui seront soumises obligatoirement à l’échelle IFIC) il y a là un enjeu de taille pour les militant⋅es du secteur : c’est l’occasion de rentrer en contact avec un grand nombre de travailleurs et de travailleuses avides d’informations précises sur une réforme à l’aspect technique et inquiétant (mon salaire va-t-il baisser ? Comment contester les fonctions qui me sont attribuées ? Peut-on faire un recours auprès d’un tribunal du travail ?). Difficile de compter sur les deux principales fédérations (FGTB et CSC), qui ont accompagné la réforme, pour faire ce travail. Espérons que les militant⋅es combatives, notamment celles et ceux regroupé⋅es dans le collectif La Santé en lutte, sauront se saisir de l’opportunité pour mener ce vaste travail de terrain auprès de leurs collègues : c’est l’occasion de contribuer à la reconstruction d’un syndicalisme combatif dans ce secteur.
Et en France ?
En France, on retrouve les mêmes logiques à l’œuvre dans les négociations en cours pour l’établissement d’une convention collective unique du champ sanitaire et médico-social : le nouveau texte, qui fusionnerait les conventions collectives 51 et 66, vise lui aussi à harmoniser les classifications. Les négociations ont lieu à coût constant, ce qui exclut d’emblée la possibilité d’une augmentation des salaires. Surtout, comme dans la réforme de l’IFIC, l’employeur gagnera un pouvoir unilatéral sur la classification des salarié⋅es, et le texte prévoit des critères « de compétence » fixés par les directions d’établissement. Comme le souligne l’intersyndicale du secteur (CGT, FO, CFE-CGC), c’est autoriser la rémunération au mérite, et donc renforcer le pouvoir arbitraire de l’employeur sur les salarié⋅es.
La santé n’est pas le seul secteur concerné : il y a eu des tentatives similaires dans les négociations de l’avenant 43 à la convention collective de l’aide à domicile1, et la nouvelle convention collective nationale de la métallurgie signée récemment par FO et la CFDT supprime la prise en compte du diplôme et assoit la grille uniquement sur les tâches concrètes réalisées (le salaire pourra donc monter et descendre au gré des changements de poste).
On a donc affaire à une offensive généralisée du patronat européen contre le système de conventions collectives, fruit des luttes ouvrières de l’après-Seconde Guerre mondiale. Le salaire à la tâche, qui fragilise les carrières, individualise et fragmente les collectifs de travail, revient de partout. À nous d’imaginer la riposte à y apporter, en défendant ce que ces attaques veulent détruire : le salaire à la qualification, qui empêche l’employeur de fixer à sa guise la rémunération des salarié⋅es et diminue ainsi son pouvoir. La bataille à mener sur le salaire ne porte donc pas que sur son montant, mais aussi sur sa nature même : à la tâche/compétence/fonction/tête du salarié⋅e ; ou bien lié à la personne (voire attaché à la personne jusque dans les changements d’établissement, comme dans la fonction publique d’État).
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Voir dans La Révolution prolétarienne n°814, l’article « Aides à domicile : les enjeux de l’avenant 43 », septembre 2021. ↩︎