Les cotisations sociales en sept questions, entretien avec Christine Jakse
1 – Selon vous, le terme de "cotisations patronales" est impropre. Pourquoi?
Les deux mots de l’expression « cotisation patronale » sont effectivement impropres et sujets à confusion. Que semble signifie « cotiser » ? Mettre de l’argent de côté comme une épargne ; que sous-entend « patronal » ? Que c’est le patron qui sortirait cet argent de sa poche. Or, personne n’épargne et la cotisation patronale, comme le salaire direct et le profit, n’est pas prise de la poche du patron. Elle est prise sur la valeur ajoutée produite par les salariés des entreprises et par les indépendants. La valeur ajoutée, c’est le chiffre d’affaires moins les consommations intermédiaires. Elle correspond à la valeur monétaire de ce qu’ont produit les salariés des entreprises et les indépendants, et eux seuls. J’insiste sur ce point : seuls les salariés et les indépendants produisent, pas le capital, souvent présenté comme un facteur de production, confondu avec les moyens de production, qui sont eux-mêmes le résultat du travail de salariés.
Le morceau de la valeur ajoutée consacrée à la cotisation sociale est donc la somme d’argent issue de la nouvelle valeur économique produite chaque jour, chaque mois, chaque année, que l’on décide politiquement d’affecter aux salaires socialisés des parents (allocations familiales), des chômeurs (indemnisation du chômage), des retraités (pensions) et des malades et soignants (santé) et même, dans les années soixante, à l’investissement avec la construction des CHU. La décision politique réside dans le niveau de cotisation que l’on veut consacrer à ces salaires et investissements. Cette décision trouve sa traduction dans la fixation des taux de cotisation. Ils sont déterminés par le gouvernement, par voie règlementaire (sauf pour l’Unedic et les régimes de retraite complémentaires, dont les taux sont définis par les organisations syndicales et patronales).
C’est donc sur la base de ces taux que l’on calcule le morceau de la valeur ajoutée dédiée aux salaires socialisés. Pour le taux patronal, on l’applique au salaire brut, on obtient une somme que l’on retire à la valeur ajoutée. La cotisation patronale n’est pas prise du salaire brut, contrairement à ce que laisse penser la fiche de paie, avec la colonne « cotisations patronales », apparue à la demande du patronat. Elle est prise sur la valeur ajoutée, créée par les salariés. Elle est évidemment un manque à gagner pour le profit, puisque elle va aux « salaires socialisés ». C’est pourquoi le capital est si pugnace dans ses attaques contre la cotisation sociale, qu’il appelle « charges sociales ». C’est plus surprenant quand ce sont des voix dites de gauche qui reprennent cette terminologie et appuient ces réformes.
Au total, dans l’affaire, l’entreprise est une boîte aux lettres par laquelle transite la cotisation, depuis sa source – la valeur économique des richesses créées par ses salariés – jusqu’à l’Urssaf (l’Accoss). Celle-ci, en une journée, la transforme en salaires socialisés –, et en de nouveaux investissements si elle voulait renouveler l’expérience des années 60. C’est le principe de la répartition.
En conclusion, il ne s’agit donc pas d’argent que le patron (souvent confondu malheureusement avec l’entreprise) cotise (stocke) comme une épargne puisque, par le jeu de la répartition, elle est quasiment immédiatement transformée en salaires socialisés ; et elle n’est pas patronale puisqu’elle est prise sur la valeur créée par les salariés et les indépendants.
2 – Et la « cotisation salariale » ? C’est aussi une expression impropre ?
La cotisation salariale correspond à environ la moitié de la cotisation patronale, quand celle-ci n’est pas exonérée, comme elle l’est de plus en plus (environ 22% du salaire brut contre 44% pour la cotisation patronale) mais surtout elle fonctionne différemment de la cotisation patronale, et c’est là l’enjeu de bien de confusions : elle est appliquée au salaire brut comme la cotisation patronale, mais elle lui est bien retirée, contrairement à la cotisation patronale. Si le taux de cotisation salariale augmente sans que le salaire brut n’augmente dans les mêmes proportions, le salarié voit son salaire net diminuer.
En participant au financement de leur propre retraite à la fin du 19ème siècle, les ouvriers ont cherché ainsi à rendre légitime leur présence dans la gestion des caisses. Mais comme on l’a vu, ce sont les seuls salariés qui produisent la richesse : donc, qu’il y ait ou non cotisation salariale ne change rien au fait que les caisses devraient être administrées, selon moi, par les seuls salariés (ou leur représentants) comme l’ensemble de la valeur économique créée, du reste. C’est pourquoi je serais partisane de ne conserver qu’une cotisation patronale, en la renommant, par exemple « quote-part de la valeur économique pour le salaire socialisé » : c’est un peu long mais l’idée est de bien signifier que c’est un morceau de la valeur créée par les salariés qui est dédiée à la Sécu.
Par ailleurs, pas plus que le « patron » cotise, le salarié ne cotise : d’une part, il ne met rien de côté ; d’autre part, la cotisation est une partie du fruit de son travail d’aujourd’hui, pour financer le salaire socialisé des parents, chômeurs, soignants, retraités d’aujourd’hui. C’est pourquoi les durées de cotisation antérieures exigées pour la pension, toujours plus longues depuis 1993 (désormais 43 ans) ou pour l’indemnité chômage (le système des filières depuis 1982 et de la filière unique depuis 2009) ne reposent sur aucune nécessité ; il faudrait bien évidemment en finir avec cette condition d’accès, comme c’est d’ailleurs déjà le cas pour la santé de nos enfants ou de nos ayants-droit, qui n’ont jamais cotisé et qui accèdent pourtant à des soins remboursés par la Sécu ! C’est aussi le cas pour la pension de réversion ou en 1947, pour les premiers cadres relevant de l’AGIRC (retraite complémentaire).
On voit bien que les gouvernements successifs – et plus largement, les réformateurs - ont joué sur toutes ces confusions, notamment celles contenues dans les termes mêmes de cotisations patronale et salariale, pour justifier les mesures régressives prises depuis une quarantaine d’années.
Je pense que lorsqu’on a compris que la cotisation sociale est un morceau de la valeur créée par les seuls salariés et indépendants, que personne n’a besoin de cotiser quoique ce soit pour avoir droit au salaire socialisé, qu’elle a financé des investissements sans crédit, et que la Sécu est donc une institution anticapitaliste, alors on peut se dire qu’elle est porteuse de tous les possibles. J’y reviens plus loin.
3 – D’où vient la distinction entre cotisation patronale et salariale ?
On trouve trace du caractère dual des cotisations, cotisations salariales et patronales, dès la fin du 19ème siècle en France à propos des retraites dans le secteur privé (les fonctionnaires ayant été novateurs s’agissant de la retraite, avec leur système par répartition en place dès 1853, voire antérieurement pour certains corps, et qui va inspirer le système de retraite du secteur privé actuel).
A la fin des années 1880, les faillites de caisses patronales (non obligatoires et donc non généralisées) se succèdent et mettent en péril l’épargne ouvrière. L’Etat interviendra avec la loi de 1895, qui oblige les employeurs à déposer les fonds dans une caisse désormais homologuée et garantie par l’Etat, selon un modèle mis en place dans les compagnies de chemin de fer dès 1890. Par ailleurs, la loi du 29 juin 1894 pour les mineurs, qui voit le jour sous la pression syndicale avec l’appui de parlementaires, permet la constitution de leur retraite à partir des deux cotisations obligatoires, pour alimenter des caisses de gestion patronale, syndicale ou mutualiste.
Le premier système de retraite obligatoire généralisé, les Retraites Ouvrières et Paysannes en 1910, par capitalisation, est à financement tripartite, Etat, ouvriers et employeur. C’est l’Etat qui a imposé la cotisation ouvrière obligatoire dans le projet de 1910. Le patronat s’y est soumis en posant la condition de garder la maîtrise des fonds collectés et garantis par l’Etat.
Devant le désastre du système par capitalisation de 1910, le gouvernement va mettre en place des assurances sociales en 1930, en instaurant le principe de la double cotisation. Elles sont inspirées du système de Bismarck déjà en place à la fin du 19ème siècle dans l’Empire germanique (1883-1889), qui cherchait alors à triompher des idées marxistes et socialistes, menaçantes. Enfin, les ordonnances de 1945 en France, mises en œuvre par Ambroise Croizat, ministre communiste, maintiendront le système de la double cotisation sociale, permettant de justifier la gestion des caisses par les organisations syndicales (aux 3/4) et le patronat (au 1/4).
4 – pourquoi les attaques patronales constantes contre la cotisation sociale ?
Fonder la sécurité sociale sur la cotisation sociale est décisif. La cotisation sociale, sous réserve de bien en saisir le fonctionnement, prouve qu’elle est capable de mobiliser sans crédit ni intérêt des sommes considérables, 1,5 fois le budget de l’Etat, pour financer le salaire socialisé de millions de personnes (chômeurs, retraités, parents, soignants, malades) et des investissements lourds (les CHU). Et ces décisions étaient prises jusqu’en 1967 par les représentants des salariés. Elle prouve tout simplement qu’on peut se passer du capital. C’est pour ces raisons qu’elle est attaquée avec une telle violence, plus encore que le salaire direct, pendant que la revendication syndicale aujourd’hui reste malheureusement en retrait de cet enjeu.
Une fois la plus grande menace pour le capital écartée en 1967, c’est-à-dire la gestion par les représentants des salariés élus, et le fractionnement des branches décidé, selon la bonne méthode du « mieux diviser pour mieux régner », les réformateurs ont pu allègrement déployer les contre-réformes, méthodiquement. Parmi les plus grosses décisions : le gel total des taux dès 1979 et jusqu’au milieu des années 90 (taux patronaux et salariaux du régime général, des retraites, de l’Unédic), l’augmentation des durées de cotisation antérieures exigées, la fiscalisation avec la CSG depuis Rocard et, du côté de son administration, la mainmise de l’Etat, avec notamment le plan Juppé en 1996 (les conventions d’objectifs et de gestion, la désignation des directeurs de caisse). Les réformes ont transformé la Sécu en un système assuranciel (la prévoyance supposée avec le principe du « je cotise, j’ai droit et plus je cotise longtemps, plus j’ai droit », fondé sur la notion d’équité), laissant resurgir l’assistance, encore appelée depuis Mitterrand la solidarité nationale, forme moderne de la charité d’Etat.
5 – Vous mettez en cause le financement de la sécurité sociale par l’impôt. Pourquoi ?
La fiscalisation est une autre forme de socialisation des ressources, que l’on doit saluer. Mais, toutes les formes d’usage de la fiscalité ne sont pas comparables. Ici, sa logique est nocive. En effet, toutes les tentatives de remplacer la cotisation par de la fiscalité, notamment dans une visée redistributive, est une régression par rapport à la cotisation. On bascule d’un système émancipateur du fait que la cotisation est prise directement sur la valeur ajoutée et est gérée par les intéressés, à un système qui légitime le régime capitaliste car il se contente d’en corriger les « imperfections », avec des décisions qui reviennent à un gouvernement dont la légitimité démocratique est à démontrer. Ceci tient au fait que la fiscalité est essentiellement prélevée après la répartition entre le capital (profit) et le travail (salaire direct). Il faut donc le capital et le marché du travail, c’est-à-dire deux institutions du capitalisme, pour que l’impôt existe : c’est le cas de l’impôt sur les plus-values, de l’IS, de l’IRPP, de la TVA, etc. La logique de la redistribution est de corriger les inégalités injustes générées par le système capitaliste, mais en sanctionnant ceux qui n’ont pas travaillé dans l’emploi, car ce n’est pas considéré comme une inégalité injuste. C’est pourquoi ceux qui n’ont pas travaillé dans l’emploi relèvent des minima sociaux financés par la fiscalité, alors que ceux qui ont travaillé dans l’emploi ont droit aux prestations financées par la cotisation sociale en proportion du temps passé dans l’emploi (les filières pour le chômage, les annuités pour la retraite).
Ainsi, les pauvres, qui étaient en train de « disparaître » avec l’extension du salaire socialisé jusque dans le années 70, sont réapparus avec la CMU pour la santé, le RMI-RSA et l’ASS pour les chômeurs, le minimum vieillesse pour la retraite, tous financés par la fiscalité, ou avec les allocations familiales désormais conditionnées aux ressources des ménages. Le tout appuyé par la rhétorique de la justice sociale, de l’équité, ou même de la solidarité, qui, en soi, sont tout à fait louables, mais piégéantes en régime capitaliste, car ce sont les cautions morales qui justifient les contre-réformes.
Cela dit, toute la fiscalité ne fonctionne pas selon la même logique : celle qui sert à financer le traitement des fonctionnaires est proche de celle de la cotisation sociale, sauf que son sort est décidé dans le cadre gouvernemental et parlementaire, à travers la loi de finances et pas dans les conseils d’administration des caisses par des représentants des salariés et du patronat. C’est ici la question de la réalité de la démocratie dans notre pays qui est posée.
Malgré toutes ces attaques, la sécurité sociale reste solide, après exactement 70 ans d’existence cette année. Pourtant, pesant 1,5 fois le budget de l’Etat, la Sécu continue à verser chaque mois sans faillir le salaire socialisé de millions de personnes. Plutôt que de poursuivre ces réformes régressives pour le salariat depuis quarante ans, il faudrait généraliser cette expérience émancipatrice.
6 – Que pensez-vous de l’argument selon lequel le déficit n’existerait pas si la fraude aux cotisations sociales était réellement combattue ?
La fraude ou le détournement du système avec le dumping social (par exemple via le détachement de salariés) ou encore le travail dissimulé contribuent évidemment à dégrader le déficit de la sécurité sociale sur le plan comptable ; et c’est là encore une attaque contre la cotisation sociale. Par ailleurs, ce qu’on appelle avec un incroyable aplomb l’ « optimisation » fiscale, qui est ni plus ni moins qu’une pratique parfois légale, parfois illégale, d’éviction de l’impôt, relève de la même logique : elle attaque l’autre forme de socialisation des ressources, la fiscalité.
S’agissant des estimations de la fraude, pour me frotter quotidiennement aux statistiques dans ma pratique professionnelle, je peux dire que les méthodes sont toujours sujettes à discussion. Ici, pour la fraude, 3 méthodes complémentaires sont avancées par la Cour des Comptes : l’extrapolation sur l’échantillon des entreprises contrôlées, mais dont le critère de choix par les agents des Urssaf n’est sans doute pas la représentativité statistique ; le tirage aléatoire d’entreprises à contrôler avec souci de représentativité pour certains ciblages, mais pas pour tous faute de moyens ; le sondage auprès de français sur le seul travail dissimulé avec les biais habituels du sondage et la restriction de l’exercice au travail clandestin. Ces méthodes ne sont jamais totalement satisfaisantes. La difficulté commence d’ailleurs par la définition même de la fraude : l’Accoss parle par exemple d’évasion sociale quand la Cour des comptes parle de fraude.
Dans tous les cas, plus ou moins 20 ou 25 milliards d’euros de fraude à la cotisation sociale (essentiellement patronale), même par rapport à 400-450 milliards de cotisations totales, c’est toujours trop. Ces sommes ne sont pas compensées par la fiscalité, comme le sont les exonérations sociales – avec toutes les réserves évoquées précédemment à propos de la fiscalisation de la Sécu -. Il est clair que la concurrence internationale, qui place les salariés en situation de concurrence entre eux, n’arrange pas l’affaire, multipliant les possibilités de fraudes ou de contournement du système français, y compris légalement, comme dans le cas du détachement. Les inspecteurs-trices des Urssaf sont sans doute en nombre insuffisant, la détection de la fraude compliquée, notamment s’agissant de l’emploi dissimulé ou du détachement, avec des sous-traitances en cascades. Les marchés publics, fondés sur l’une des caractéristiques du capitalisme, c’est-à-dire la mise en concurrence et donc la logique du moins-disant, encouragent ces pratiques.
Certainement, ces sommes permettraient de combler partiellement le déficit. Mais, ce n’est pas là le problème essentiel selon moi. Car elles ne sont en aucun cas la cause du déficit structurel de la sécurité sociale et surtout la cause de la rupture de sa dynamique au tournant des années 80. Le déficit comme la rupture de la dynamique sont des décisions politiques délibérées, celles de geler les taux de cotisation sociale : je rappelle le gel des taux patronaux en 1979 pour la retraite de base, 1984 pour le régime général, 1993 pour l’indemnité chômage, 2001 pour les retraites complémentaires, milieu des années 90 pour les taux de cotisation salariale. Ces décisions éminemment politiques tombent en cascade. Cela ne représente pas 20 ou 25 milliards d’euros, mais sans doute bien plus si l’on avait poursuivi la dynamique prise depuis l’après-guerre jusqu’aux années 80. D’autant que ce gel n’a pas servi à élever les salaires directs, comme le montre bien le rapport commandé par Nicolas Sarkozy à l’Insee en 2009 sur le partage de la valeur ajoutée sur longue période. Les salaires directs, comme les salaires socialisés, ont été bloqués : ils pèsent depuis près de 40 ans 30% du PIB, au lieu de 40% précédemment. La bascule s’est faite en faveur du profit, et plus particulièrement des dividendes.
A ces décisions de gels des taux s’ajoutent les décisions d’exonérations de cotisations sociales au nom de l’emploi et même au nom de l’investissement avec le pacte de responsabilité et le CICE. Celui-ci aboutit à ce que 93% des salariés français seront concernés par les exonérations de cotisations patronales en 2016, puisque les exonérations vont jusqu’à 3.5 fois le SMIC. C’est évidemment un coût du travail en moins du point de vue du capital mais du salaire socialisé en moins du point de vue du salariat. Ou encore, du coût du capital en plus du point de vue du salariat, mais du profit en plus du point de vue du capital ! La question est : qui décide d’affecter quel morceau de la valeur produite à qui ? Car tout est recettes et coûts, c’est le principe du circuit économique ! C’est d’ailleurs pourquoi par parenthèses, la question de la dépense publique est une fausse question. Le vrai débat à ce sujet qui n’est évidemment jamais posé ainsi, c’est : faut-il produire du non marchand ou du marchand ? La question n’est jamais posée ainsi car l’implicite est que les fonctionnaires ne produisent rien – alors qu’ils produisent une partie du PIB -. S’agissant de la question de la répartition, c’est, comme dit précédemment, aux producteurs seuls – les salariés et les indépendants - que doit revenir la décision de la répartition de la valeur qu’ils produisent entre salaires et investissements.
A moyen terme – je rappelle que Croizat met en place la Sécu en 2 ans en France dans le difficile contexte de l’après-guerre -, la solution tient dans la généralisation à l’ensemble des pays d’un système tel que le nôtre. Il éviterait bien évidemment le dumping social et limiterait la fraude, et je ne peux que le souhaiter. Mais, comme vous l’aurez compris, j’appelle de mes vœux cette généralisation pas seulement pour éviter dumping et fraude : surtout, pour amorcer notre émancipation du capital, dans la continuation de l’œuvre de 1945, de tous ceux qui ont fait de la sécurité sociale ce qu’elle est, un modèle pour conquérir totalement la valeur économique que nous produisons.
7 – Justement, comment le salaire socialisé dans les cotisations peut-il constituer un modèle ?
Le deuxième terme, « socialisé », signifie que ce salaire est tiré d’une caisse commune, mutualisée, gérée par des représentants des salariés et patronaux, et alimentée par la cotisation sociale. Ainsi en va-t-il de la pension, des allocations familiales pour les parents, de l’indemnité des chômeurs, des salaires des soignants et des malades. Ce n’est pas comme pour le salaire direct, où chaque entreprise avec son service du personnel, gère les paies. Ici, avec la cotisation, ce sont les caisses de sécurité sociale qui gèrent le salaire de millions de personnes.
Et c’est un salaire, car il est fondé sur la qualification professionnelle, via la notion de « taux de remplacement » du salaire direct pour la pension, l’indemnité chômeur ou l’indemnité journalière du malade, ou via les barèmes pour les soignants. Le salaire n’est pas un prix, résultat d’une rencontre entre une offre et une demande : il est fondé sur une grille salariale, elle-même assise sur des barèmes variant selon la qualification professionnelle du poste occupé par le salarié et fruit d’une négociation dans le cadre des conventions collectives (dont Ambroise Croizat a été, ici encore, l’un des promoteurs). L’inconvénient majeur de la qualification professionnelle, c’est qu’elle est affectée au poste de travail et non à l’individu comme pour le fonctionnaire, qui porte sa qualification personnelle via sa catégorie et son grade. Le risque est donc que lorsqu’il perd son poste, le salarié du secteur privé peut perdre la qualification professionnelle correspondante : c’est l’enjeu notamment de l’offre raisonnable d’emploi, instituée en 2009 sur pression patronale, qui oblige le chômeur à accepter la 3ème offre d’emploi même si le niveau de qualification professionnelle est inférieur à celui de son poste antérieure. Un progrès serait donc d’affecter à la personne du salarié une qualification personnelle, à l’image du fonctionnaire.
Et pourquoi ne pas prolonger l’expérience de la cotisation sociale plus loin encore ? Pourquoi ne pas verser un salaire socialisé à vie à tous, à partir de 18 ans (ou 16 ans) ? Cette généralisation serait une avancée, car cela permettrait aux entreprises de se consacrer à la création et à la production, de la libérer de la gestion de la masse salariale. Plus d’employeurs, plus de marché de travail, qui constitue l’une des institutions majeures du capital, avec sa marchandise, la force de travail. Voyez l’effort des gouvernements, des réformateurs pour tendre vers le plein emploi ! C’est à dire vers le plein d’employeurs ! Ce n’est pas un emploi que nous souhaitons mais un salaire et un travail. Certes, l’emploi a pu être dans les années 60-70 une forme de mise au travail améliorée par rapport à celle du 19ème siècle : il l’a été grâce aux conventions collectives et grilles salariales, au code du travail, au CDI, etc. Mais combien sommes-nous à voir nos conditions de travail se dégrader, la cadence s’accélérer, aggravée par le lean-management, les burn-out se multiplier, la souffrance (non pas au travail mais à l’emploi) nous envahir alors même que le travail que l’on fait nous plaît ? Le marché du travail nous empêche de bien travailler. Le salaire à vie permettrait de nous en débarrasser pour enfin travailler correctement, comme le retraité ou le chômeur. Les intermittents du spectacle en font déjà la preuve chaque jour. Ils travaillent leur voix, leur corps, leur scenario, etc. pendant les périodes hors emploi tout en percevant un salaire. Et c’est parce qu’ils ont compris que c’est bien cela l’enjeu des attaques violentes que subissent les annexes 8 et 10 qu’ils sont les seuls parmi les chômeurs à revendiquer un salaire plutôt qu’un emploi. Leurs modalités d’indemnisation, évidemment perfectibles, préfigurent le salaire à vie.
La cotisation est un modèle non seulement pour créer un salaire à vie pour tous, mais aussi pour l’investissement. On l’a vu avec les CHU dans les années 60, exemple d’investissement massif sans recours au crédit (et donc à l’intérêt), décidé et géré par les représentants des salariés, alors majoritaires : pourquoi, comme la cotisation sociale actuelle, ne pas verser une cotisation à une caisse économique, gérée par les représentants des salariés et dédiée aux investissements lourds ? Dans ce modèle, le capital disparaît et les producteurs que nous sommes tous, maîtriserions enfin l’ensemble du fruit de notre travail, salaire et investissement ; c’est-à-dire la valeur ajoutée, sur laquelle nous n’avons aujourd’hui que très partiellement prise avec les 400 milliards d’euros de cotisations sociales sur 2000 ; et encore, sont-ils désormais gérés à stricte parité depuis 1967 par le patronat et les syndicats au lieu des ¾ par les syndicats auparavant.
La cotisation est donc un modèle car elle nous montre le chemin de l’émancipation du capital : dans ce modèle, il y aurait deux caisses gérées démocratiquement par les producteurs ou leurs représentants – c’est-à-dire les salariés -, l’une pour les salaires à vie, l’autre pour les investissements lourds (les petits investissements restant à la main des entreprises et décidés par les salariés, et une partie de la valeur économique étant versée pour les services publics). Le capital aurait disparu.