Lire Bernard Friot, et débattre
Après la publication dans Cerises, le 28 novembre dernier, d’une conférence de Bernard Friot, suite du débat avec l’auteur à propos de son dernier livre. Une lecture de Jean-Claude Mamet.
Bernard Friot travaille beaucoup depuis qu’il a pris sa retraite (un clin d’œil avec sa propre théorie) ! Il vient de publier Émanciper le travail, entretiens avec Patrick Zech. Ces dernières années, il avait publié L’enjeu des retraites et L’enjeu du salaire, ouvrages qui ont suscité beaucoup de controverses.
Avec Émanciper le travail, B. Friot produit en quelque sorte une synthèse qui vise rien moins qu’une théorie unifiée pour une voie révolutionnaire, et pas seulement un point de vue sur la portée anti-capitaliste du salaire socialisé et de la sécurité sociale, généralisés après 1945, et attaqués de toute part depuis les années 1980.
Lire B. Friot nécessite un consensus sur les concepts utilisés, donc une explicitation. Les siens vont parfois à rebours du sens commun, y compris pour celles et ceux qui se réclament d’une approche marxiste. Il en va ainsi des notions de travail et d’emploi (à ne pas confondre), de salaire et de revenu, de qualification, de valeur économique, etc. Bien des polémiques sur Friot peuvent venir d’une « culture conceptuelle » différente (si je peux dire, mais il faudra s’en expliquer) parmi les lectures possible de son travail. De plus, les mêmes mots n’ont pas exactement le même sens dans les divers champs des sciences sociales, économiques et politiques. Il faut donc s’entendre sur un lexique. On pourrait commencer ainsi (faire un lexique) ce commentaire de son dernier ouvrage. Mais il vaut mieux, peut-être, aller droit au fond et préciser au fur et à mesure.
Dans un premier temps, je m’efforcerai de commenter de larges points d’accord, sur quelques thèmes seulement. En deuxième lieu, il faudra aborder des points de désaccord possible ou… d’étonnements.
Du prolétariat au salariat
B. Friot revient sur la notion de classe révolutionnaire. Il en parle vers la fin de ce livre, mais il est bon peut-être de commencer par là.
La tradition marxiste, on le sait, parle de prolétariat, c’est-à-dire étymologiquement « celui qui n’a rien » d’autre que « sa force de travail », ou encore le « citoyen pauvre, séparé de toute richesse », éditions de l’Atelier, 1995). Le capitalisme essaie depuis toujours de n’avoir à faire qu’à des prolétaires, et sans arrêt, il en produit (et en nourrit) juste ce qu’il faut pour ses besoins de valorisation. Mais il a en face de lui des êtres humains, qui refusent cette condition prolétaire et luttent, arrachant pragmatiquement ou parfois par des mobilisations populaires d’ampleur (1936, 1945) des conquêtes sociales qui transforment la condition prolétaire. Ainsi se construit selon Friot le « salariat ». C’est une construction historique, un résultat social, un dépassement de la pauvreté et du dénuement, pas seulement sur le plan matériel, mais aussi sur le plan de la lecture sociale de la réalité : dépasser la catégorie de « pauvres » qui convient si bien aux libéraux.
Soit donc le salariat, titulaire de droits nés du salaire socialisé, dont la portée est anti-capitaliste si elle est généralisée (le « salaire à vie » selon Friot, c’est-à-dire un droit au salaire dès 18 ans au niveau de la première qualification, et « continué » à la retraite) et portée collectivement par les organisations du mouvement ouvrier. Ce salariat n’a donc pas que « ses chaînes à perdre » (Marx : Le Manifeste). Il a déjà gagné des positions de force dans ce monde, il y a un « déjà là » émancipateur, pour peu qu’il soit assumé dans toute sa portée.
Dans cette compréhension, la sécurité sociale n’est pas selon Friot « un moment nécessaire du capitalisme » pour solvabiliser l’écoulement d’une production de masse (qui est la lecture régulationniste ou fordiste, pour expliquer les Trente glorieuses). Elle est, avec le salaire socialisé qu’elle promeut, étend et universalise, une libération de la domination de la valeur capitaliste, et un début de conquête d’une autre pratique de la « valeur économique » par le salariat, dégagé de la nécessité d’assurer ou payer un droit par un équivalent en heures de travail (droit dit contributif pour les retraites par exemple : je travaille et je reçois ce que j’ai gagné en travaillant) ou par l’épargne amassée. Jouir d’un droit sans avoir besoin de justifier un équivalent-travail préalable, n’est-ce pas potentiellement une voie révolutionnaire par arrachement à la contrainte de la classe dirigeante qui maîtrise la valeur ? Citation page 129 : « Une classe révolutionnaire, c’est une classe qui se définit comme candidate à la maîtrise de la valeur, de sa définition, de sa production… Sans cette candidature, il n’y a pas de classe pour soi, il y a des victimes qui s’organisent pour l’être moins… ». Or, selon Friot, ce qui fait la puissance de la classe capitaliste, c’est qu’elle domine la production de ce qui est reconnu comme « la valeur économique », et qu’elle impose par là sa vision du « faire société ».
C’est pourquoi, soit dit en passant, Friot s’oppose aux théories du revenu universel, qui croient porter l’utopie d’échapper à la contrainte du travail, mais font en réalité « un pas de côté » en « renonçant à se battre pour le changement dans la production de valeur économique ».
Les retraités travaillent-ils ?
Oui dit Friot, les retraités travaillent, mais « librement », de même que les chômeurs, etc. Et la polémique commence ! Et c’est là que des définitions précises sont nécessaires. Le mot travail, selon Friot, est polysémique. On peut comprendre le travail comme activité utile, c’est son sens anthropologique : l’homme agit de tout temps dans son environnement social et avec la nature. Le deuxième sens « désigne toute activité dont le résultat bénéficie d’une reconnaissance sociale qui donne valeur économique ». Mais toute activité utile n’est pas forcément reconnue comme ayant une valeur. Il y a valeur économique lorsqu’on « s’abstrait » des caractéristiques concrètes du travail, pour ne considérer que sa valeur reconnue socialement (le travail dit abstrait).
On le sait : le capitalisme ne veut reconnaître que la « force de travail », et encore. La lutte des classes vise à lui faire reconnaître plus que la force de travail nue (quasi physiologique), à passer du prolétariat au salariat. Et à déboucher sur « l’affirmation d’une pratique salariale de la valeur économique émancipée de la violence de sa pratique capitaliste » (page 20). Lorsque la lutte salariale au long cours impose que le salaire doit inclure une part socialisée, celle-ci n’ampute pas mais augmente le PIB (produit total). Elle impose donc une autre pratique possible de la valeur. La cotisation et le salaire socialisé ne sont pas une ponction sur la valeur, qui ne serait que la somme des valeurs des marchandises produites en circuit marchand. Même raisonnement pour l’impôt qui paie les fonctionnaires : il y a une augmentation de la valeur monétaire par le travail des fonctionnaires producteurs des services publics.
Ce point fondamental nécessiterait une étude détaillée. Incontestablement, ce débat interroge la théorie de la valeur chez Marx. Jean-Marie Harribey et Bernard Friot ont de mon point de vue (ils m’ont convaincu) une approche voisine, même si Harribey refuse la généralisation radicale du raisonnement faite par Friot. J.M. Harribey écrit : « Contrairement à l’opinion dominante, les services publics ne sont pas fournis à partir d’un prélèvement sur quelque chose de préexistant. Leur valeur monétaire, mais non marchande, n’est pas ponctionnée et détournée, elle est produite » par un travail, mais un travail différent du travail sous contrainte capitaliste (La richesse, la valeur, l’inestimable, Jean-Marie Harribey, Les liens qui libèrent, 2013). Pour Friot, le travail producteur de valeur tend par la lutte à s’approprier celle-ci pour les besoins sociaux dans un premier temps, puis pour maîtriser toute la production potentiellement. Ainsi, les cotisations sociales de santé déterminent déjà une part de l’investissement en hôpitaux par exemple.
Pour en revenir aux retraités, la valeur produite par le travail salarié s’augmente de la part de valeur reconnue socialement à l’activité des-dits retraités (même chose pour payer les personnels de santé, les chômeurs, etc). L’activité libre des retraités ne se fait pas sous contrainte capitaliste. Et pourtant, ils sont payés. Ils font en quelque sorte un travail libéré du capital, un travail qui n’est plus un travail au sens classiquement admis : contraint, pénible, sous la domination du « despotisme » (Marx). Les personnes qui refusent d’admettre l’expression : « Les retraités travaillent », ne veulent pas imaginer en réalité que dans cette société un autre type de travail soit possible. Ce qui s’explique par le fait que le mot travail est entaché d’une forte dimension émotionnelle, quasi inconsciente : le travail comme obligation et souffrance. Comme le dit Friot, ce qui produit la souffrance au travail, c’est « la pratique capitaliste de la valeur », qui impose un type de travail sans délibération démocratique. Mais ce n’est pas ou peu le travail concret en lui-même, ce qui explique que la plupart des gens aiment leur travail, tout en souffrant du travail dominé.
Propriété d’usage contre propriété lucrative
Je choisis de commenter cette question parce qu’elle est en plein dans l’actualité à travers le mouvement de reprise des entreprises en difficulté (coopératives). Je laisse donc de côté bien des aspects du livre, et notamment la notion de salaire « payé à la qualification », qui me parait pourtant être la bonne méthode pour régler un vieux problème : l’échelle des salaires (disons de 1 à 4), sans tomber dans le rêve du salaire égal.
Je l’ai déjà évoqué : le salaire socialisé est déjà un moyen de régler des projets d’investissements lourds, sans passer par la case emprunts bancaires, ou pire encore. Il en est ainsi de la construction d’hôpitaux, ou de maisons de santé innovantes (à l’époque des élections aux caisses de sécurité sociale).
Le projet de Friot est double : instaurer des « caisses de versement des salaires » (direct et socialisé) indépendantes des entreprises, et des « caisses d’investissements » alimentées par d’autres cotisations issues du flux courant de la création de valeur économique (sans passer par le circuit financier). Cela passe évidemment par l’expropriation de la « propriété lucrative », c’est-à-dire le pouvoir qu’a un propriétaire de capital de disposer des richesses accumulées et du travail d’autrui. Friot cible la propriété lucrative plus que la propriété privée, et surtout il défend la propriété d’usage, par les producteurs eux-mêmes, des moyens de production. Il distingue donc propriété d’usage et propriété publique. Pour lui, « le problème n’est pas l’usage privatif d’un outil de travail par ceux qui en seront demain les co-propriétaires ». Et « la question n’est pas de supprimer la propriété privée mais de généraliser la propriété d’usage ».
Cette position peut heurter là encore notre tradition communiste. Essayons d’expliciter. La généralisation de la propriété publique fait face, nous le savons, à plusieurs objections. Premièrement, on nous reproche de vouloir supprimer toute propriété. On s’en défend, mais maladroitement. Deuxièmement, on sait d’expérience que propriété publique ne rime pas avec réelle appropriation démocratique. Troisièmement, on sait que la démocratie et l’autogestion sont difficiles : comment maintenir la mobilisation, l’intérêt, l’enthousiasme pour l’entreprise collective ? La réponse de Friot (voisine d’ailleurs de celle de Dardot et Laval dans Commun, La Découverte, 2014) est dans l’insistance sur la propriété d’usage : utiliser l’outil pour telle finalité, avoir conscience qu’on le possède de manière « privative », pour en faire « son » outil, le lieu de « son » travail concret, créateur de sociabilité, de délibération, d’humanisation. Cela existe déjà avec l’outillage internet, avec l’encyclopédie en ligne Wikipédia, dont nous pouvons maîtriser l’usage par coopération. Nous sommes donc dans un autre système que la traditionnelle propriété d’état ou publique, avec le risque d’une institution froide, loin des producteurs.
Bien entendu, ce système ne doit pas signifier que chaque collectif de propriétaires d’usage ne doit pas débattre avec les autres pour planifier les projets d’ensemble. Mais cela enrichit le débat sur les moyens d’assurer une mobilisation démocratique continue. Et cela nécessite évidemment la garantie du salaire à vie pour toute personne, indépendamment des décisions qui peuvent être prises à la suite d’aléas économiques. La socialisation du salaire jusqu’au maintien du salaire garanti (ou sécurité sociale professionnelle) permet donc de répondre à l’objection d’immobilisme de l’économie qui est faite aux « planificateurs » : il peut y avoir « mobilité de l’appareil productif », mais stabilité des droits. Ce qui permet des reconversions industrielles.
Sur quoi débattre avec Bernard Friot ?
Laissant de côté bien d’autres point qui font accord, je voudrais en venir à des objections.
Et d’abord un étonnement. Bernard Friot explique que la société débarrassée de l’exploitation capitaliste ne nous débarrassera pas de tous les malheurs (certes), et en particulier pas de la « violence ». Citons : « Cette autre pratique [de la valeur] n’est pas la fin de la violence économique, mais elle nous libère de la violence capitaliste, ce qui est énorme ». Dans un autre ouvrage récent (Après l’économie de marché, une controverse, Bernard Friot, Anselm Jappe, Atelier de création libertaire, 2014), il est encore plus direct, affirmant que « la violence sociale » est « inhérente à toute société humaine ». Sans explication. Friot ne cesse de dénoncer toute « naturalisation » ou essentialisation des prénotions que nous transportons dans le langage courant. Il a raison. Mais pourquoi donc naturaliser ainsi la violence ? Eternelle, la violence ? Pourquoi viser alors l’émancipation ?
Deuxième problème : il y a chez Bernard Friot un escamotage des médiations politiques. Il propose un système clos, à prendre ou à laisser, même s’il se bat partout pour le défendre de manière militante (avec la création de l’association Réseau salariat). Par exemple : il a raison de se méfier de la notion de « plein emploi » (il l’a combat même), qui devient aujourd’hui une arme pour détruire le salaire et imposer n’importe quel sous-travail et sous-revenu aux chômeurs disqualifiés comme salariés. Mais au lieu d’expliquer, il assène. Il explique que « l’emploi est aujourd’hui une arme de guerre du patronat et des réformateurs contre les droits salariaux » (page 120). Ou encore : « C’est l’emploi lui-même qui doit être combattu ». Quand Bernard Friot explique cela à des chômeurs éberlués (ou outrés), cela peut mal se passer. Il a conscience du problème puisqu’il explique aussi dans un autre passage que « l’emploi a été une conquête contre le salaire comme prix de la force de travail » (page 106). Dans Puissance du salariat (La Dispute, 1995, 2012), son ouvrage de base, réédité et enrichi récemment, il utilisait la notion « d’emploi-salaire », collant ensemble les deux faces indissociables de la condition salariale, ce qui me semble plus pertinent pour convaincre. Et cela permet d’expliquer (à mon avis), qu’il n’y a pas d’abord l’emploi avant le salaire. Proposition implicite dans le langage militant, qui autorise un possible dérapage vers une exaltation de l’emploi pouvant prêter à bien des confusions, surtout aujourd’hui.
Il y a encore plus discutable. Il mélange la notion de « réduction du temps de travail » utilisée par les capitalistes pour augmenter la productivité (« réduire le temps de travail » socialement nécessaire) avec la revendication historique de « réduction du temps de travail » portée par le mouvement ouvrier (le combat pour les 8 heures en 1906, etc). Friot explique que celles et ceux qui portent la réduction du temps de travail sont « dans une conduite d’évitement ». Il sait pourtant très bien que Marx a porté cette exigence au cœur du projet communiste. Il a le droit de ne pas être d’accord, mais cela demanderait un peu d’argumentation. D’autant que Friot revendique la retraite à 55 ans (donc de quitter le travail contraint !), et que sa notion d’appropriation du travail concret contre la valeur économique capitaliste implique un autre type de travail, plus lent, plus réduit en intensité, plus libéré de l’emprise du temps.
B. Friot connaît ce passage du Capital : « La liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés - l’homme socialisé - règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine.[…] C’est au-delà que commence […]le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération ». Pourrait-il le commenter un jour ?
Enfin, nous nous arrêterons sur une question qui fait controverse chez les féministes. Faisant l’historique des allocations familiales, il explique qu’elles ont acquis après 1945 une dynamique de salaire. Il écrit : « Les allocations familiales vont reconnaître le travail des parents de manière substantielle en le payant par du salaire ». Que veut dire « le travail des parents » dans ces années ? Essentiellement celui des femmes à la maison, que Friot est parfois soupçonné de cautionner. Ce n’est que plus tard que les femmes sont massivement entrées sur le marché du travail (et la part des allocations a diminué dans le salaire total). Friot a par ailleurs toujours critiqué le prétendu plein emploi des 30 glorieuses, masquant le sous-emploi des femmes. Il salue donc « le vécu positif de la libération des femmes rivées à la sphère domestique » (auparavant). Autrement dit, elles sont entrées sur le marché du travail et dans la salarisation. Elles ont obtenu par là un autre mode de reconnaissance et de valorisation de leur travail, par « l’emploi-salaire ». Il serait très utile que B. Friot clarifie cette question en détail, car elle est source, soit de vraies divergences, soit de malentendus.
Bernard Friot répond parfois aux objections qui lui sont faites, mais un peu plus tard. Il serait nécessaire, pour la réception de son travail, et celui de Réseau salariat, que le débat nécessaire contre les « réformateurs » admette des plages de positions communes inachevées (des compromis !), lorsque nous sommes en action collective. Cela n’enlève rien à la rigueur du travail théorique, bien au contraire.