Le salaire à vie, comment le présenter ?
Ce texte est un compte-rendu d’ateliers à Nuit debout, réalisés par groupes de 5 ou 6 personnes :
Présent à l’agora de Nuit debout, je me suis proposé pour des présentations du « salaire à vie ». J’entendais des personnes en parler, le plus souvent à tort et à travers, semant la confusion avec le « revenu de base ». Il fallait donc intervenir, pour clarifier les choses.
C’est ainsi que j’ai pris le micro, à raison d’une fois par semaine. La seule expression de « salaire à vie » attirait bien du monde, et de tous les milieux, car la formule a fait son chemin sur les réseaux sociaux, depuis la vidéo d’Usul, et les interventions de Bernard Friot. Cependant ce succès demeurait superficiel, tant de personnes y supposaient quelque nouveau gadget, dans les galeries marchandes du grand spectacle politique.
Élaborons un scénario
Bien loin d’un gadget, c’est un projet de société qu’il s’agit de présenter, lequel nécessite une relecture de l’Histoire, ainsi qu’une redéfinition de certains mots. De plus, ce projet est d’une telle ampleur qu’il faut 2 à 3 heures pour en donner un aperçu. Enfin, la plupart des curieux n’ont pas vraiment de connaissances en sciences sociales, ni en économie. Leur perception de la réalité est sous contrôle des mass média, c’est-à-dire des politiques et des « experts ».
Un bon scénario s’avère donc nécessaire, mais par où commencer ? J’ai choisi de m’appuyer sur le tract élaboré par Réseau Salariat, lequel présente la structure du PIB actuel, largement capitaliste, et celui que nous voulons mettre en place, intégralement anticapitaliste. Quand bien même Bernard Friot y rechigne, car il s’y trouve quelques imprécisions, ce document est des plus efficaces, d’un point de vue pédagogique, à tel point que notre association en a fait son logo.
Bien sûr, ce tract n’est pas suffisant. Il nécessite bien des explications, et quelques schémas judicieux, tracés en cours de route. Il demeure cependant l’outil de référence, le fil rouge de cette présentation, qui permet d’avancer vers les « jours heureux ».
Du cours « magistral » au dialogue social
Tout se passe dans un café. Chacun se présente, et fait le récit de son parcours professionnel, toutes informations dont je ferai usage par la suite, pour donner corps à ma démonstration. Il y a :
- Nico, ingénieur informatique ;
- Cathy, femme de ménage ;
- Richard, journaliste à la retraite ;
- Greg, étudiant ;
- Bruno, intermittent ;
- Nadia, institutrice ;
- … et Bruce, chômeur.
Il y manque un entrepreneur, ainsi qu’un indépendant, avocat ou médecin, mais ces « spécimens » sont plus rares, aux assemblées de Nuit Debout.
A mon tour je me présente, et commence mon cours magistral. Je tends à garder la parole durant une heure et demie, accueillant les questions poliment, mais proposant d’y répondre plus tard, car la plupart d’entre elles viennent bien souvent trop tôt, et parasitent mon scénario. Il arrive toutefois qu’elles surgissent au bon moment, et je m’en empare aussitôt, bienheureux d’adoucir ma posture, quelque peu dictatoriale. Il s’agit de tout expliquer, pour enfin aboutir au dialogue social, c’est-à-dire en 2020, 2050 ou 2080, quand le « salaire à vie » sera réalisé.
Parvenu sur ces terres nouvelles, je pourrai enfin me mettre en retrait. Ce petit groupe s’animera, et anticipera les débats de ce monde à venir. Ils évalueront toutes les activités humaines, sur le plan de leur utilité. Ils imagineront tous les bienfaits de la copropriété d’usage des moyens de production. Ils prévoiront toutes les négociations qui auront lieu, entre les entreprises et les caisses de salaires. Le monde de demain prendra forme, et se dessinera sous mes yeux. C’est là tout le plaisir que je viens chercher, dans ces ateliers. Je viens voir des « citoyens », au vrai sens de ce terme, et le dialogue social qui peut en résulter.
Les points clefs du scénario
Mais revenons sur cette présentation, et voyons quels en sont les points clefs. Mes premières explications concernent le PIB actuel – situé à gauche du tract – et son mode de calcul, passant si nécessaire par la définition de la plus-value. Ceci permet de montrer que la révolution a déjà commencé, en 1945, ce qui apparait en rouge, au centre de ce PIB Le principe de la cotisation — totalement anticapitaliste — s’est fortement développé au sortir de la guerre. C’est ainsi que les retraités, les chômeurs et les parents sont devenus des salariés, pour la bonne raison qu’ils produisent de la valeur. Je rappelle qu’il s’agit d’une volonté politique, laquelle reconnait toutes les valeurs ainsi produites par ces mêmes personnes, et les traduit dès lors en valeurs économiques. Il ne s’agit donc pas d’allocations, ni de pensions, mais bien de salaires, lesquels s’additionnent pour le calcul du PIB.
Dès ce moment, certains participants froncent les sourcils. Ils n’admettent pas que les retraités — pour ne prendre qu’un exemple — participent au PIB, ce qui pourtant se vérifie, dans le mode de calcul, à hauteur de 260 milliards d’euros ! Ce moment est décisif, car toute la théorie de Réseau Salariat en découle. Je prends donc la peine de produire un schéma : un grand cercle représentant toutes les activités humaines (laver la vaisselle, faire du jardinage, fabriquer des pneus chez Goodyear, etc.), à l’intérieur duquel se trouve un petit cercle pour représenter l’emploi, c’est-à-dire les seules activités reconnues comme « travail » par le patronat. Je montre ainsi les incohérences de cette croyance, prenant quelques exemples évidents, comme celui du déménagement, considéré comme simple activité quand des amis s’entraident, mais comme « travail » quand une entreprise s’en charge. L’essentiel est de faire comprendre que nous ne pouvons pas laisser le Capital définir le « travail ». De son point de vue, seules les activités que nous effectuons sous sa domination relèvent de cette notion, quand bien même elles peuvent être inutiles ou nuisibles. Ce sont les « emplois », où nous obéissons aux « employeurs », pour leur seul profit. Tout le reste ne vaut rien. Les chômeurs dorment toute la journée. Les fonctionnaires dépensent tout notre argent. Voilà quel est le dogme que nous avons assimilé.
Avant de continuer, je m’assure que ce point est bien compris, et que la confusion s’est dissipée. J’en viens alors à révéler que le « salaire à vie » existe déjà, sous des formes plus ou moins abouties. Nadia en bénéficie, en tant qu’institutrice, et ce en vertu du statut général de la fonction publique, défini par la loi du 19 octobre 1946. Elle est payée pour sa personne, en raison de son grade, suite à un concours. Elle ne peut pas être licenciée. De même, en tant que retraité, Richard est titulaire de ce « salaire à vie », même si cette version est un peu tardive. Et Bruno également, ainsi que Bruce : ils perçoivent un « salaire », entre deux emplois.
Par contre, Nico et Cathy sont exclus de ce principe. Leur poste est payé, et non leur personne. Ils peuvent être licenciés. Quant à Greg, il doit encore compter sur ses parents. Je propose alors d’abolir le « marché de l’emploi », et d’instituer le « salaire à vie » pour tous, dès l’âge de 18 ans. Je commence par présenter ce principe comme une extension de la citoyenneté, puisqu’il s’agit d’instaurer une majorité économique, en plus du droit de vote, pour sortir de l’enfance politique où nous sommes.
À ce moment, je donne quelques précisions sur le financement de ce nouveau droit. Je rappelle le principe de la cotisation, laquelle s’élèverait à 60% du PIB pour ces caisses de salaires à vie. J’évoque rapidement la nécessité d’une échelle des salaires, sans doute de 1 à 4, en laissant ouverte cette question. J’ajoute que cette décision permettrait d’éradiquer la pauvreté, puisque le seuil de ce salaire serait nettement suffisant pour bien vivre. De même, je parle du plafond de ce salaire, lequel empêcherait toutes les dérives de notre époque. Enfin, j’affirme que cette institution rétablirait l’égalité homme-femme.
C’est alors que surgissent quelques objections, notamment sur les tâches pénibles, que plus personne ne voudrait accomplir, bénéficiant de ce « salaire à vie », totalement déconnecté de son travail. J’y donne les 3 réponses que nous avons élaborées à Réseau Salariat :
- 1, la mécanisation de ces tâches, quand cela est possible ;
- 2, le service citoyen, effectué à tour de rôle ;
- 3, la valorisation de ces tâches par un salaire plus élevé, comme reconnaissance collective de leur valeur d’usage.
L’autre objection, d’un enjeu bien plus grand, concerne la paresse supposée des humains. Bénéficiaires du « salaire à vie », ils passeraient leur temps à végéter, au fond d’un canapé ! Il va sans dire que je m’oppose radicalement à cette analyse. Si certains d’entre nous tentent d’échapper au « travail », c’est qu’il s’effectue dans d’ignobles conditions, dans la soumission à un chef, dans les tâches répétitives dénuées de leur sens, et ce pour un salaire qui n’autorise que la survie. Déconnecter le salaire du travail, c’est libérer ce dernier, et laisser libre cours à toutes les volontés.
Cette objection est toujours la bienvenue, car elle me permet d’enchaîner vers la suite de mon exposé, pour la supprimer totalement. Je développe la théorie de Réseau Salariat sur les caisses d’investissement et la copropriété d’usage des moyens de production. J’insiste sur le fait qu’il s’agira de subventions — principe qui existe déjà — au lieu de prêts aux banques privées, dans un monde où les salariés prendront eux-mêmes les décisions, par le moyen du vote, ce qui existe déjà dans les SCOP. Ainsi le travail sera vraiment libéré de la prédation capitaliste. Chacun pourra se lancer dans une activité de son choix, soit dans une entreprise en activité, soit en créant la sienne, en obtenant une subvention.
De plus, je rappelle que nos investissements actuels — entre les mains du Capital — ne s’élèvent qu’à 20 % du PIB, l’autre part des profits s’évaporant en dividendes, pour finir au Panama. Par contre, dans le monde réalisé du « salaire à vie », ces investissements pourront s’élever à 30%, c’est-à-dire moitié plus ! 15% resteront en interne, dans chaque entreprise, et seront affectés selon la volonté des salariés. Les autres 15% seront cotisés, pour affluer dans des caisses d’investissement, et financer les subventions. Une telle politique sera bien plus dynamique, et révèlera nos potentiels de créativité.
À bien y regarder, cette question de la paresse relève de l’anthropologie. Ne parlons pas de « nature humaine », laquelle n’existe pas, mais de structure sociale, économique et politique. Les structures verticales de domination favorisent largement cette inclination. Nous pouvons en construire une autre, de nature horizontale, plus favorable à l’expression de chacun, au développement de la citoyenneté, envisageant dès lors un saut qualitatif dans nos rapports sociaux. Une telle structure, réellement démocratique, devrait favoriser le désir de participer, de s’investir dans une activité, ne serait-ce que par effet de miroir, dans le regard des autres.
Il suffit de penser à Richard, toujours en pleine forme, qui continue d’écrire de bons articles sur son blog. Ou encore à Bruce, titulaire d’un BEP d’horticulteur, et qui ne demande qu’à se réaliser dans cette activité, d’une valeur d’usage indéniable, mais se trouve obligé de multiplier les petits boulots d’un intérêt très discutable. Voilà l’idée que je défends, dans mes ateliers, à ceux qui ne voient en l’Homme que ses faiblesses. Je reprends à mon compte le slogan de Réseau Salariat : Nous sommes tous des producteurs de valeur
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Enfin, je termine sur les caisses de gratuité, sans trop développer, car je veux laisser place au débat, et ainsi me projeter dans le futur. Je me contente de rappeler qu’il nous reste 10% de notre PIB, et que nous pouvons l’affecter à des caisses de gratuité. Nous pouvons financer les besoins en eau, électricité, transport, communication, sans oublier le logement, énorme dossier à lui seul. Tous ces besoins seraient gratuits, dans le monde du « salaire à vie ». Sachant que le seuil de ce salaire serait fixé à 1.500 euros, le niveau de vie le plus bas serait très confortable.
Le temps étant compté, je préfère lancer la discussion. Je propose d’imaginer une entreprise, dans un secteur ou dans un autre, dont nous serions les salariés, adultes et responsables. Cet exercice permet de libérer l’imagination, et d’envisager le dialogue social que nous vivrons, dans cette société. J’aimerais que nous soyons un peu plus nombreux, pour former des petits groupes, les uns représentant cette entreprise, les autres une caisse de salaires à vie, et les derniers une caisse d’investissement. Un autre encore formerait un jury de qualification, pour l’attribution des niveaux de salaire. Ce serait alors une pièce de théâtre, sans doute plus efficace qu’un long discours.
De quelques objections hétérogènes
Bien des participants ont centré leur intérêt sur d’autres aspects de la catastrophe capitaliste. Ils viennent avec d’autres questions, lesquelles ne peuvent trouver leur place dans mon atelier, sous peine de le faire durer toute la journée !
Il y a les partisans de la décroissance, auxquels je réponds qu’il s’agit de bien définir de quelle croissance nous parlons. S’il s’agit d’une croissance dans les domaines de la culture ou de la connaissance, son empreinte écologique est quasi nulle. Je ne crois pas que des titulaires du « salaire à vie », copropriétaires des moyens de production, et par là même codécideurs de cette production, choisiraient de se lancer dans des activités polluantes. N’ayant aucun intérêt, en termes de salaire, à produire des choses nuisibles, ils ne le feraient pas. De plus, nous pourrions prévenir ce danger par l’instauration d’un organe de contrôle, issu des caisses d’investissement, ou totalement indépendant.
Il y a les défenseurs de la réduction du temps de travail, au seuil de 24 heures par semaine, réparties sur 3 jours. Je leur dis que les salariés en décideront eux-mêmes, dans chaque entreprise, car le droit du travail n’existera plus, dans le monde du « salaire à vie », puisque le Capital ne sera plus qu’un souvenir. La raison du droit du travail est dans le rapport de soumission que nous impose le Capital. Certes, nous sommes actuellement contraints de le défendre, sous peine d’aggraver notre situation, mais notre objectif est de le transcender. Bien sûr, la réduction du temps de travail serait un progrès, dans le monde actuel, mais nous serions toujours soumis au Capital, et producteurs de bien des tâches inutiles ou nuisibles.
Il y a ceux qui veulent abolir la monnaie, voyant toutes les dérives qu’elle autorise, dans le monde capitaliste. Je leur propose d’y voir un instrument très efficace, régulateur de la violence sociale, notamment sur la question de l’échelle des salaires, où ce conflit doit se résoudre. Une structure politique beaucoup plus saine, comme celle qu’élabore Réseau Salariat, doit faire de la monnaie le bel outil qu’elle est en puissance.
Il y a ceux qui préconisent le boycott, à qui je réponds qu’il faut d’abord développer le réseau des SCOP, et ainsi grignoter des « parts de marché » !
Il y a ceux qui raisonnent en termes de mondialisation, et pensent que ce combat est perdu d’avance, n’imaginant pas notre projet s’étendre à la Chine ou aux Etats-Unis. Je ne peux que les renvoyer à l’Histoire, au passage du monde médiéval au monde capitaliste, lequel s’est produit lentement, avec des avancées suivies de reculs, mais s’est accompli partout sur la terre.
J’en oublie beaucoup d’autres, lesquels ne font que révéler le marasme où nous sommes, et l’indigence de ceux qui nous dirigent. Je les invite à continuer leur lutte, sur les attaques que nous subissons actuellement, mais aussi à se projeter beaucoup plus loin, vers le monde que nous voulons. Ainsi nous ne devons plus nous battre pour l’emploi, car notre but est de l’abolir. Nous ne devons plus « attendre un repreneur », puisque notre intention est de financer nous-mêmes tous nos investissements. N’oublions pas que nous produisons 100% du PIB, ainsi que les valeurs qu’il ne prend pas en compte.
Conclusion
Les questions plus offensives, à la fin de ces ateliers, commencent toutes par « comment ». Car en effet, comment faire advenir le « salaire à vie » ? Comment se débarrasser des actionnaires ? Comment s’approprier ce que nous produisons ? Je les invite à rejoindre Réseau Salariat, où ces stratégies sont l’objet d’un débat.