À propos du dernier livre de Frédéric Lordon et du salariat
Du bon usage des mots : le salariat selon Lordon
On savait Lordon de plus en plus convaincu par les analyses de Réseau Salariat. Dans son dernier ouvrage, Vivre sans, il va même jusqu’à qualifier la perspective initiée par Bernard Friot, et désormais portée et prolongée par notre association, de « seule proposition consistante sur la table » pour « vivre sans les rapports de production capitaliste » (p. 244 sq.). Voilà qui fait plaisir à lire. Il y a également de stimulantes réflexions sur la division du travail, les institutions, ou le parallèle avec le refus de l’emploi capitaliste dans les ZAD. On notera en particulier l’insistance mise sur le caractère d’emblée macroscopique de la proposition du salaire à vie, qui seule permet d’en finir avec un système macroscopique, qui saura toujours laisser vivre puis écraser quand nécessaire les tentatives localisées, aussi réjouissantes et inventives soient-elles.
Malgré son enthousiasme, Lordon continue paradoxalement à revendiquer l’abolition du salariat, autrement dit du travail : Friot ferait un peu du forcing en s’accrochant à tout prix à ces mots qu’on aime bien détester et qui ne sont quand même pas très vendeurs, surtout à gauche. C’est vrai, au fond : pourquoi s’entêter à revendiquer l’extension du salariat, quand tou⋅tes nos camarades réclament son abolition ? Là réside le cœur de nos analyses : si le mot reste le même, les rapports sociaux qu’il désigne ont, depuis les textes de Marx, été radicalement bouleversés. En effet, et comme le montre bien Claude Didry dans son ouvrage L’institution du travail, le capitalisme précède le salariat : de la Révolution à la première moitié du XIXe siècle, c’est le contrat de louage qui règne en maître : la rémunération se fait à la tâche, qui délimite l’activité, la subordination est totale ou presque. Ce n’est que sous l’effet des luttes ouvrières que s’institue, progressivement, le salariat, avec l’apparition du contrat de travail au début du XXe siècle : relation définie par sa durée, avec une rémunération au temps, qui autorise un hors-travail. Et, surtout, le contrat de travail invente l’employeur, c’est-à-dire qu’il contraint le propriétaire lucratif au rôle d’employeur.
Les conventions collectives seront une étape majeure de cette constitution d’un salariat, en instaurant la suprématie de règles négociées collectivement, dans un rapport de force patronat-syndicats, sur le contrat de travail individuel, établi dans le cadre de la relation asymétrique au possible entre le patron et le ou la salarié⋅e individuel⋅le.
Nous sommes ici, encore, dans le cadre de relations d’emploi : les salarié⋅es ne peuvent survivre qu’à condition de trouver à s’employer, c’est-à-dire de vendre leur force de travail à un capitaliste qui l’exploitera pour enrichir des actionnaires. Si l’emploi est bien, comme on l’a vu, une conquête sociale, il va lui-même être dépassé par l’instauration, en 1946, du régime général de la Sécurité sociale. Là où, auparavant, pour travailler, être reconnu⋅e producteur/ice de valeur économique, toucher un salaire, il fallait se placer sous la coupe des propriétaires des moyens de production, cette institution fondamentalement révolutionnaire qu’est la Sécurité sociale subvertit le rapport salarial existant, en faisant des soignant⋅es, des retraité⋅es et des chômeurs/euses des travailleurs et des travailleuses à part entière, titulaires d’un salaire, qui pourtant n’enrichissent aucun actionnaire et n’ont nullement à se vendre sur un marché de l’emploi.
On a là une subversion en pratique du rapport salarial : celui-ci n’est plus réduit au paiement, par un patron, d’un salaire à ses employé⋅es ; mais est étendu au versement d’un salaire socialisé par des caisses gérées par les travailleurs et les travailleuses elles et eux-mêmes, à des salarié⋅es libéré⋅es du capital. Voici effectué un pas majeur dans la lutte pour que le syndicat, groupement des travailleurs/euses, devienne « le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale », comme l’esquissait la charte d’Amiens dès 1906.
À cet égard, « donner au "travail" un sens précis, le sens marxiste, historicisé, à savoir le sens du salariat, soit l’activité humaine, non pas "en soi", mais ressaisie dans les rapports sociaux du capitalisme » (Vivre sans, p. 227), c’est bien reconnaître ce changement de configuration essentiel qui s’est opéré au cours de la première moitié du XXe siècle, sous l’impulsion du syndicalisme révolutionnaire, et qui a fait du salariat non plus une institution de limitation de l’exploitation (ce qui était déjà un premier acquis), mais bien une institution révolutionnaire, changeant radicalement l’acception du mot "travail" en instituant à un niveau d’emblée macroéconomique des formes de travail libre – libérées de l’emploi, du chantage au chômage, etc.
Ne pas reconnaître, derrière cette apparente immuabilité des mots, la subversion radicale de ce qu’ils désignent, c’est s’interdire de saisir la portée des institutions dont Réseau Salariat revendique l’extension, car, par la pratique et par l’exemple, elles esquissent une voie pour le vivre sans : la possibilité de vivre, enfin, débarrassé⋅es du capital et de la subordination à l’employeur. Avoir su ne pas en rester aux mots, c’est bien là ce qui a permis l’apport fondamental des recherches de Bernard Friot. Le changement de ce que les mots désignent, sous l’effet de changements des rapports sociaux, est une réalité bien connue des linguistes (cf. le livre minutieux mais décoiffant d’Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. 1 : Économie, parenté, société), et Lordon serait avisé de rompre avec l’attachement philosophique à un sens anhistorique et atemporel des mots : cela lui permettrait de reconnaître, au XXe siècle, l’élargissement du salariat et du travail au-delà et contre le capitalisme et sa forme privilégiée de subordination : l’emploi.
L’essentiel, toutefois, est là, et c’est bien ce qu’on préférera retenir de ce livre : le projet de Réseau Salariat est bien une voie réaliste de dépassement du capitalisme, car elle s’appuie sur un déjà-là considérable (cotisations sociales, etc.), alors il n’y a plus qu’à. Il n’y a plus qu’à, pour les lecteurs et lectrices de Lordon : plus qu’à défendre concrètement l’extension de la cotisation et des institutions du salariat.
Il y a, avec la grève qui s’annonce pour les retraites, une occasion concrète de le faire, en allant défendre l’extension d’une institution qui incarne pleinement ce déjà-là sur lequel s’appuyer pour généraliser le salaire à vie.
Nic et Bart du groupe Grand Paris