Le salariat, c’est la classe révolutionnaire en train de se construire
Avec plus de 10% de chômeurs en France, un marché du travail en crise, vous préconisez « la révolution par le salaire », alors que le salariat est considéré par beaucoup comme une aliénation…
Le salaire implique bien davantage qu’un lien de subordination et du pouvoir d’achat. S’en tenir là nous empêche de lire les dimensions anticapitalistes conquises dans le salaire entre les années 1930 et 1970, à savoir la qualification de la personne dans la fonction publique et la cotisation qui socialise déjà 45% du salaire. Ces conquêtes, gagnées sous l’impulsion de la CGT et des communistes, sont des tremplins considérables pour une autre définition de la valeur économique et donc du travail. 40% du PIB sont déjà produits dans le cadre des services publics et de la sécurité sociale par les fonctionnaires, les retraités, les soignants, les parents et les chômeurs. Autant de personnes qui ne relèvent ni du marché du travail, ni de la valorisation de la propriété lucrative par la production de marchandises. Cela ouvre un possible pour sortir du capitalisme
Le salariat, c’est la classe révolutionnaire en train de se construire en assumant ces conquêtes, en poussant plus loin l’affirmation de cette alternative. Une alternative au marché du travail par la généralisation du salaire à vie des fonctionnaires et des retraités. Mais aussi une alternative à la propriété lucrative et au crédit par la généralisation de la cotisation pour financer l’investissement et de la copropriété d’usage de tous les outils de travail. Enfin, une alternative à la mesure de la valeur par le temps de travail par la généralisation de sa mesure par la qualification des producteurs, comme c’est déjà le cas pour l’administration et la sécurité sociale.
Pourquoi mettre la cotisation au cœur de ce système ?
La cotisation, grande invention révolutionnaire de la classe ouvrière, ne ponctionne pas le profit ni la rémunération de la force de travail, ces deux institutions du capital. Elle les remplace pour financer une croissance non capitaliste. L’augmentation des cotisations sociales est une revendication constante de la Libération aux années 1980 : elles passent alors de 16 à 66% du salaire brut. Cette augmentation du taux de cotisation induit une création monétaire qui anticipe la valeur économique produite par des personnes qui n’ont ni employeurs, ni actionnaires.
La cotisation, c’est la légitimation de ce que nie le capital : nous sommes les seuls producteurs de la valeur. Cela doit être reconnu par un droit à un salaire attaché à la personne et non pas à l’emploi. Dans la convention du salariat, ce salaire, socialisé à 100%, serait garanti à vie de 18 ans jusqu’à la mort, sur une échelle allant par ex. de 1 500 à 6 000 euros nets mensuels, en fonction de la qualification. Par généralisation de la cotisation sociale, le salaire ne serait pas versé par l’entreprise : elle cotisera à une caisse qui, par mutualisation des valeurs ajoutées, pourra garantir les salaires à vie. De même, une cotisation économique financera l’investissement et mettra fin à la propriété lucrative en laissant la place à une propriété d’usage des lieux de production par tous les salariés. Les caisses d’investissements et de salaires seraient gérées par les salariés comme l’ont été les caisses de sécurité sociale jusqu’en 1960. La cotisation se substitue donc au marché du travail et au profit. Mais si elle continue à être présentée à tort comme de la solidarité, assez vite elle pourrait être menacée par la CSG (Contribution sociale généralisée) et disparaître.
Justement, comment combattre cette montée en puissance de la CSG, notamment dans le financement des retraites ?
Il faut revenir aux fondamentaux, à Ambroise Croizat. En 1946, Ministre du travail communiste, il ne fait pas du passé table rase et part des caisses d’assurances sociales existant depuis les années 1930. Son acte révolutionnaire, c’est de doubler le taux de cotisation (de 16 à 32% du salaire brut) et de tripler le montant des allocations familiales qui sont alors le cœur de la Sécu. La moitié du salaire des familles populaires, ouvrières ou employées, va ainsi être constitué par ces allocations indexées sur le salaire. Est‑ce que Ambroise Croizat ponctionne la valeur capitaliste pour financer l’activité des parents ? Pas du tout ! La hausse formidable du taux signifie qu’on attribue de la valeur économique au travail des parents. Et cela va être un élément déterminant de la croissance. Dans les années 1960, la chose se renouvelle, avec une augmentation considérable du taux de cotisation maladie qui finance la création des Centre hospitaliers universitaires et le conventionnement de la médecine de ville. Le mouvement se poursuit dans les années 1970 avec la hausse du taux de cotisation vieillesse qui reconnaît la valeur économique produite par les retraités.
Généraliser la CSG en taxant les revenus financiers des entreprises pour financer les retraites, c’est s’inscrire dans la lecture capitaliste de la sécurité sociale comme institution utile mais non productive. C’est surtout ce qu’il faut éviter. Il faut au contraire, augmenter le taux de cotisation pour financer les retraites.
Une nouvelle réforme des retraites drastique s’annonce à la rentrée, n’est‑ce pas l’occasion de faire émerger d’autres idées ?
Oui, cette occasion doit être saisie pour avancer les mots d’ordre suivants : retraite à 55 ans avec 100 % du meilleur salaire net, sans tenir compte des annuités (ou des points). Le financement sera assuré à la fois par la hausse des salaires et par la hausse du taux de cotisation (qui doit passer de 26 à au moins 34% du brut) : c‘est le cœur de la revendication. Si on dit retraite à 55 ans, ça oblige à expliquer que les retraités travaillent, sinon les gens vont s’étonner, « attendez, on ne fait plus rien à 55 ans ? » La retraite, ce n’est pas la revendication du loisir après une longue vie de travail, c’est une seconde carrière libérée de l’emploi et de la mise en valeur du capital. Si l’on dit 100% du meilleur salaire net sans tenir compte des annuités, ça oblige à expliquer que la pension s’est construite comme salaire continué et non pas comme contrepartie des cotisations passées, que justement la contrepartie des pensions est dans le travail actuel des retraités. C’est ça le salariat, être défini par le salaire comme droit politique, pas par le marché du travail, pas par les actionnaires.
Dans la convention du salariat, vous déconnectez l’emploi du salaire, vous distinguez la propriété lucrative de la propriété d’usage. C’est un moyen de se prémunir contre les dérives de certains patrons ?
C’est une garantie contre tout patron : nous devons être les copropriétaires d’usage de nos outils de travail. La propriété lucrative, elle, est totalement parasitaire, il faut s’en passer. Ici, il importe de mettre de notre côté nombre de patrons de PME, contre les actionnaires des marchés financiers que nous ne convaincrons évidemment jamais, eux. Je discutais récemment avec un chef d’entreprise du bâtiment. Il est la cinquième génération de patrons, il a dû assumer cet héritage, engager son patrimoine… Cette pratique de la propriété est désuète.
La condition de la responsabilité, c’est la propriété, et c’est pourquoi il faut la diffuser à tous les producteurs. Nombre de patrons gagneront à être libérés de l’obsession de trouver des marchés pour payer les salaires, et libérés aussi de leur patrimoine lucratif qui pèse souvent sur leur trajectoire. Ils deviendraient copropriétaires d’usage de l’entreprise avec les autres salariés. Le tissu économique, ce n’est pas que le CAC 40 ! Ce sont aussi des libraires, des experts comptables, des artisans, de petits industriels que nous pouvons mettre de notre côté. Reste aussi, bien sûr, à convaincre les salariés qu’ils peuvent être copropriétaires de leur entreprise.
Les salariés ne seront plus par essence obligés de travailler, comment répondez‑vous aux critiques qui consistent à dire qu’ils pourraient sombrer dans l’oisiveté, discours qu’on entend parfois aujourd’hui pour parler des chômeurs ?
C’est le discours aliéné de ceux qui ont intégré cet incroyable appauvrissement de soi qu’est le marché du travail. Cela démarre dès la classe de 6eme, on emmène nos gamins dans des salons d’orientation pour les conditionner progressivement, on fait des cours de CV pour inscrire leurs ambitions dans ce carcan. L’appauvrissement, c’est le fait de se conformer aux attentes des offreurs d’emplois. De plus en plus de trentenaires, de quarantenaires, refusent le marché du travail et la valorisation d’un capital. Ils s’organisent pour en sortir en montant des scops, en s’investissant sur Internet. Certes, c’est encore du bricolage Et pas toujours facile à vivre, notamment quand on utilise de l’indemnisation du chômage pour créer de valeur économique alternative Ces expérimentations sont encore fragiles, faute d’un cadre légal. De même, les retraités doivent être encouragés dans la production de valeur économique. Les salariés des entreprises menacées de délocalisation ou de fermeture doivent être soutenus dans la reprise de leur outil de travail. Lorsque le mouvement CGT‑communiste, dont je fais partie, pourra faire le lien avec tous les collectifs sensibles à ces questions, ça sera un progrès !
Comment créer ce déclic pour sortir du capitalisme ?
En nous appropriant notre histoire. La classe dirigeante tente de nous convaincre que la Sécu est simplement une ponction sur la valeur capitaliste pour financer de la solidarité. Or au contraire, ça fait un siècle que le capitalisme est contesté de manière centrale par la socialisation du salaire. Je le répète, 40% du PIB, 800 milliards d’euros, relèvent d’une production non capitaliste. Il s’agit d’assumer ces conquêtes de la classe ouvrière. Le Conseil national de la Résistance (CNR), la Sécurité sociale, doivent être abordés comme une actualité et pas avec nostalgie. Des centaines de milliers de militants ont pris des risques considérables pour créer ces tremplins pour sortir du capitalisme. Il est temps que nous décidions qu’à leur suite nous avons à faire l’histoire.
En face de nous, nous avons une classe dirigeante qui, elle, est organisée, se bat tout le temps, parce qu’elle est aux abois. Faute d’être capable de diriger la production de valeur économique de façon positive, elle met en place un appareil militaire et policier, elle habitue la population à la mise en cause des libertés publiques sous prétexte de lutte contre le terrorisme ou de guerre économique. Tant que nous ne serons pas explicitement candidats à la direction de la production de la valeur économique et organisés à la hauteur de cette ambition, nous nous battrons sur la défensive.
Un retour à l’offensive suppose que nous nous appuyions sur les conquêtes de la classe ouvrière en les poussant plus loin à l’occasion de tous les conflits sociaux, concernant les retraites, les fermetures d’entreprises... Nous avons vu comment aborder dans cet esprit la question des pensions, salaire à vie à généraliser, et le caractère central de la mobilisation pour la hausse des salaires et du taux de cotisation sociale. Il y a aussi beaucoup à réfléchir sur la façon de mettre sur le tapis la question de la généralisation de la propriété d’usage de l’outil de travail et du logement. De même, les attaques contre la fonction publique doivent être contrées par la proposition de généralisation à tout travailleur de la logique du grade, c’est‑à-dire de la qualification de la personne, contre celle de l’emploi qui qualifie le poste ou, aujourd’hui, les parcours professionnels.
Sur ce point précisément de la « sécurisation des parcours professionnels », projet réformateur qui tente de faire du support des droits non plus le poste de travail mais le parcours professionnel, la revendication de sécurité sociale professionnelle, portée par la CGT, en attribuant la qualification à la personne, peut nous faire avancer vers le salaire à vie et la suppression du marché du travail. Le tour de France que je fais pour des débats ou des formations avec l’association d’éducation populaire « Réseau Salariat » confirme l’énorme intérêt que rencontrent ces thématiques.