Bernard Friot : un droit au salaire à vie pour « libérer le travail de la folle logique capitaliste »
Article original publié sur le site Basta: https://www.bastamag.net/
Pour le sociologue et économiste Bernard Friot, il faudrait en finir avec l’existence de régimes complémentaires à points et instaurer un salaire à vie pour tout le monde dès cinquante ans, dans le cadre d’un régime général unifié, qui éradique vraiment les inégalités entre hommes et femmes. Entretien.
Basta ! : Pourquoi le principe même de la retraite à points, au cœur du nouveau projet de réforme du gouvernement, pose-t-il autant problème à vos yeux ?
Bernard Friot : Parce qu’il a été construit par le patronat en réponse au droit au salaire des retraités que les communistes ont commencé à poser en 1946. Maurice Thorez [ministre de la fonction publique entre 1945 et 1947, ndlr] a fait voter le statut de la fonction publique qui, en distinguant le grade du poste, fondait la pension de retraite comme la poursuite du dernier et donc du meilleur salaire. Marcel Paul [ministre de la production entre 1945 et 1946, à l’origine de la création d’EDF-GDF] a institué le statut des électriciens et gaziers sur ce modèle. Ambroise Croizat [ministre du Travail et de la Sécurité sociale entre 1945 et 1947] a, lui, mis en place un régime général assurant à l’ensemble des retraités du privé un remplacement de leur salaire de référence en fonction de leurs trimestres d’activité validés.
Cette initiative a généré une dynamique telle qu’aujourd’hui, les trois-quarts des pensions sont calculées sans tenir aucun compte des cotisations. Construire la pension comme un droit au salaire, c’est déconnecter le salaire de l’emploi, c’est faire des retraités non pas d’anciens travailleurs mais des travailleurs qui n’ont plus besoin de se soumettre au dictat d’un capitaliste pour être reconnus comme productifs.
La création de ce système a-t-elle suscité des résistances ?
La classe dirigeante va mener une guerre déterminée contre une telle libération de nos personnes ! C’est pourquoi dès le printemps 1947, le patronat a contré le tout nouveau régime général par la création de l’Agirc comme régime « complémentaire » de sa branche vieillesse pour les cadres. Contre la CGT, il a progressivement étendu ce régime complémentaire à tous les salariés du privé dans les années cinquante, avec l’Arrco définitivement instituée en 1961.
Dans ces régimes, la pension est la contrepartie du cumul des cotisations de la carrière, les retraités sont d’anciens travailleurs, des inactifs qui ont le droit de récupérer, à travers les cotisations des actifs actuels, la part de leur rémunération qu’ils n’ont pas consommée quand ils étaient actifs. Le salaire est remis dans le carcan de l’emploi, nous n’avons pas droit au salaire en tant que personnes, la bourgeoisie conserve son pouvoir sur notre reconnaissance comme travailleurs.
Vous faites une différence entre une retraite comme revenu différé – cotiser et récupérer le fruit de ces cotisations à la retraite – et ce que vous appelez un « salaire continué » – continuer à recevoir son salaire même retraité. Pouvez-vous nous expliquer ?
La différence entre les deux est totale. Le salaire signifie participation à la production de valeur économique, une production qui doit être arrachée à la bourgeoisie et devenir la responsabilité de toutes et tous dès 18 ans, dès la majorité politique. Lier le salaire des retraités à leur personne, à la qualification personnelle, et non plus à leur emploi ou à leur performance sur le marché des biens et services comme travailleurs indépendants – qui sont en réalité totalement dépendants des capitalistes prêteurs, fournisseurs et clients, voyez ce qu’il en est de « l’indépendance » d’un agriculteur pris dans les rets de l’agrobusiness – c’est préparer le terrain à des batailles pour le droit au salaire de toute personne de 18 ans à sa mort, quel que soit son passé scolaire ou son handicap.
C’est un droit qui exprime sa responsabilité dans la production : chacun, à 18 ans, doit devenir titulaire du premier niveau de qualification et du salaire, de 1700 euros nets, qui lui est lié. Étant entendu qu’il pourra monter en qualification au cours de sa vie en étant en permanence titulaire du salaire lié au niveau atteint, dans la limite de 5000 euros nets. La hiérarchie des salaires serait ainsi ramenée à un écart de un à trois.
Pourquoi, au contraire, la classe dirigeante est-elle si acharnée à supprimer le droit au salaire continué des retraités pour le remplacer par le droit au différé de leurs cotisations passées ? Parce que sa maîtrise de nos vies au travail repose sur l’intermittence de notre reconnaissance comme producteurs. Dans le capitalisme, le travail productif est à la main des détenteurs du capital, qui entendent bien décider, eux, des moments où nous sommes producteurs et des activités dites productives. Cela laisse des temps sans ressources du travail, des temps « hors travail » comme on dit, « avant le travail » pour les jeunes en « insertion » – et on peut l’être de 16 à 35-40 ans – « pendant le travail » pour des « chômeurs » ou des « femmes » assumant la seconde journée d’activités domestiques, « après le travail » pour des « retraités ». Je souhaite mettre ces mots entre guillemets, car ils n’ont rien de naturel. Ils relèvent de la violence sociale qu’il y a à tenir le travail à distance de nos vies, pour transformer en servitude cette dimension essentielle de nos existences.
Dans ces temps « hors travail », les ressources que la bourgeoisie nous octroie sont le différé de la rémunération non consommée de notre travail productif : un prêt aux étudiants qui anticipe les remboursements qu’ils feront sur le supplément de salaire lié à leurs études, l’indemnisation du chômage ou la pension de retraite comme revenu différé de cotisations antérieures.
Qu’entendez-vous par qualification personnelle ?
La bourgeoisie capitaliste est hostile à ce qu’on soit reconnu comme producteur en tant que personne parce qu’elle s’arroge le monopole du travail productif. Elle entend déclarer producteur qui elle veut, quand et où elle veut et pour faire ce qu’elle veut. Nous ne sommes, en tant que personnes, titulaires d’aucun droit et d’aucune responsabilité sur le travail : nous ne décidons rien sur ce qui est produit, sur les investissements, sur les collectifs de travail, nous sommes séparés des fins et des moyens du travail. Notre reconnaissance comme producteur est suspendue à des activités dont nous n’avons pas la maîtrise. Notre rémunération est la mesure de ces activités, comme ces magasiniers d’Amazon dont l’activité, dictée par GPS, est la stricte mesure de leur salaire, ou comme tous ces jeunes diplômés embauchés sur des missions, avec des CDD de projet, etc…
Tout l’effort syndical du 20ème siècle a été de construire, contre cette rémunération à la tâche, un salaire à la qualification. Ce sont les conventions collectives, qui ont été le cœur des mobilisations pendant les décennies qui séparent le code du travail arraché en 1910 des années 1980. Elles qualifient les postes de travail d’une branche professionnelle, c’est-à-dire que des postes correspondant à des tâches très différentes – conduite d’engin, secrétariat, conception de logiciel, relation avec les clients… – vont avoir le même niveau de qualification et être inscrits au même niveau de salaire dans la classification conventionnelle, comme l’indice 575 [dans la fonction publique], OQ3 [ouvrier qualifié troisième échelon], ETAM [employés, techniciens et agents de maîtrise]… c’est un niveau de qualification et ça ne dit rien du travail concret que l’on fait. L’abstraction de la qualification – qu’il ne faut pas confondre avec le diplôme ou la compétence, qui eux renvoient au travail concret – construit le salaire contre la rémunération à la tâche caractéristique de la subordination au capital.
Mais la conquête des travailleurs est encore allée plus loin que l’emploi, c’est-à-dire que le salaire attaché à la qualification du poste de travail : elle a lié la qualification non plus au poste mais à la personne même ! Cela concerne aujourd’hui le tiers des plus de 18 ans. Cinq millions de fonctionnaires sont payés non pas pour leur poste mais pour leur grade, qui est un attribut de leur personne jusqu’à leur mort. C’est pour cela qu’ils sont payés jusqu’à leur mort par une pension qui est la poursuite de leur dernier salaire. La moitié des 15 millions de retraités ont une pension supérieure au Smic, comprise entre 80 et 100% de leur salaire de référence. Les salariés à statut, EDF, RATP, SNCF, ont un salaire au grade comme les fonctionnaires. Et dans des branches comme la métallurgie, la chimie ou la banque, les syndicats ont été en mesure de conquérir un droit à carrière, c’est-à-dire que si on quitte un poste, c’est pour un poste au moins aussi qualifié que le précédent.
Autant dire que la haine patronale contre le salaire à la qualification personnelle est totale, on le voit avec la suppression récente du statut des cheminots, après France Telecom, avec les projets d’en finir avec la fonction publique par des contrats à durée limitée, avec les atteintes au droit à carrière dans les branches où il a été conquis, avec la tentative de supprimer le droit au salaire des retraités... Mener la mobilisation sur les retraites ne peut se faire de façon offensive que sur un projet de régime unifié de droit au salaire des retraités.
Le fonctionnaire serait donc la figure du travailleur libéré ?
Non, car le travailleur n’est libéré que s’il décide de la production, ce qui n’est pas le cas des fonctionnaires, que l’introduction du management capitaliste dans les services publics tend à déposséder de leur travail comme le sont les salariés du privé. Ne plus avoir à quémander auprès du marché sa reconnaissance comme producteur est une condition nécessaire mais pas suffisante de la maîtrise du travail. Encore faut-il que, collectivement, les travailleurs conquièrent les outils de cette maîtrise. C’est pour cela que la bataille pour la retraite ne peut pas être seulement une bataille pour la généralisation du droit au salaire des retraités.
Que serait un système de retraites anticapitaliste ?
Il faut poursuivre ce qu’a fait Croizat en 1946, mais en allant plus loin : le régime unifié doit remplacer à 100% le salaire de référence net, quelle que soit la durée de l’activité antérieure, car la condition de durée de carrière a entraîné une énorme discrimination de genre et une baisse régulière des droits. Et 60 ans, c’est bien trop tard pour être libéré du marché du travail alors que c’est autour de la cinquantaine que le rapport à ce marché devient problématique.
Concrètement, à 50 ans, chacune et chacun doit devenir titulaire du salaire de ses six meilleurs mois, avec au minimum le salaire moyen, soit 2300 euros mensuels – car il est normal qu’on ait atteint le salaire moyen au bout de 25 à 30 ans de carrière – étant entendu que la pension maximum serait de 5000 euros nets. Ce salaire à vie pourra continuer à progresser dans la limite du salaire maximum.
Et plutôt que de laisser le travail dans le carcan dans lequel l’enferme le capitalisme et prétendre s’en libérer à la retraite en se coupant le bras, il s’agit au contraire de briser le carcan. Ces retraités quinquagénaires en pleine possession de leur métier auront une responsabilité pour laquelle ils seront protégés contre le licenciement, comme les délégués syndicaux : contribuer à la conquête de l’auto-organisation des salariés pour sortir le travail de la folie anthropologique et écologique dans laquelle la logique capitaliste l’enfonce. Il est urgent d’affronter collectivement les directions, des entreprises comme des services publics, pour travailler comme nous l’entendons, et d’avoir les outils de cet affrontement : le salaire à vie, la protection contre le licenciement.
Prenons des exemples. Dans une chambre d’agriculture, les nouveaux retraités seront chargés d’organiser les conseils aux agriculteurs contre les directives européennes relayées par des directions acquises au lobbying de Bayer ou de Lactalis. Dans un groupe industriel, un collectif national de retraités aura pour mission de mettre en place des logiciels et des protocoles au service de l’initiative des travailleurs et non pas du corsetage de leur travail par le management. Dans une petite entreprise alternative d’écoconstruction, une publicitaire ayant déguerpi de son agence où elle faisait de la pub aliénante – elle pourra en déguerpir puisqu’elle sera enfin titulaire de son salaire – prendra en charge la communication permettant à cette entreprise de sortir de la marginalité. Dans l’Éducation nationale, des collectifs de cinquantenaires retraités élaboreront des programmes maîtrisés par les professeurs.
Nous ne pouvons plus nous contenter d’attendre d’être « libérés du travail productif » pour mener comme bénévoles des activités certes librement choisies mais à la marge d’une production restée capitaliste. C’est la conquête de la capacité collective de ne produire que ce que nous voulons et comme nous le voulons qui supprimera la souffrance née de l’acceptation de travaux avec lesquels nous sommes en désaccord, ou de conditions de travail qui rendent impossible un bon travail.
Pour financer les retraites en vivant plus longtemps, suffirait-il donc d’augmenter le taux de cotisation patronales, de taxer les profits des actionnaires ?
Cette question suppose que l’on accepte la légitimité de temps de l’âge adulte « hors travail ». La question du financement des retraites ne se pose que si l’on ampute les retraités de la productivité de leur travail. Comme le dit un camarade de la CGT cheminots : dès lors qu’on en finit avec le temps « après le travail », se demander comment on finance les retraites est aussi absurde que se demander comment on alimente en électricité une centrale EDF qui produit de l’électricité. C’est le travail vivant qui produit la valeur, les retraités continueront à produire de la valeur, sauf que la valeur va changer de sens parce qu’elle sera définie par les travailleurs et non plus par le management au service du capital.
Et c’est cette détermination à travailler comme nous l’entendons, sur les lieux mêmes du travail, qui nous donnera la force pour faire sauter le verrou décisif, celui de la propriété de l’outil par les capitalistes. Ce n’est qu’en assumant cette responsabilité sur le travail que nous construisons l’alternative au capitalisme. La retraite doit devenir un temps où on est, non pas libéré d’un travail qui nous pèse, mais outillé pour libérer le travail du carcan dans lequel le met la folle logique capitaliste.
Propos recueillis par Rachel Knaebel
Photo : ©Anne Paq