Répudier la dette ou se passer du crédit ?

08/01/2012     CHRISTINE JAKSE , BERTRAND BONY

    Répudier la dette ou se passer du crédit ?

    L’imposture de la dette

    Depuis 2008, avec la énième crise financière, la dette publique fait une entrée fracassante comme argument économique – en réalité politique – contre la dérive des dépenses, en particulier celles des retraites et des 35 heures. Elle est au centre de la dramaturgie qui se joue désormais sous nos yeux, avec sa tragédie grecque, la bien nommée.

    Le mécanisme est maintenant connu et se joue en trois tableaux.

    Premier tableau : après les trente glorieuses, face à un taux de profit en baisse, le capital entame sa contre-offensive. L’exercice de ré-accumulation financière est rendu d’autant plus facile que le flottement des monnaies (1971), la libre circulation des capitaux (1992, Maastricht en Europe), l’abrogation de la séparation entre banques d’investissement et banques de dépôts (années 80) ont été décidés progressivement par les représentants politiques en Europe et, plus largement, dans le monde. Parallèlement, refusant d’augmenter leurs recettes fiscales, les États empruntent pour financer leurs dépenses de fonctionnement et d’investissement. Ils le font non plus auprès de leur Banque Centrale à taux zéro, pratique interdite en France depuis 1973 par la loi Pompidou-Giscard (interdiction aujourd’hui élargie à toute l’Europe par l’article 123 du traité de Lisbonne), mais auprès des banques commerciales, avec taux d’intérêt. Du côté des prêteurs, c’est le placement immobilier qui va constituer l’une des formes privilégiées de ré-accumulation financière. En raison de la hausse des taux d’intérêt (variables) et des produits dits toxiques mis au point par l’industrie financière, la bulle immobilière éclate en 2007/2008. Les États décident de recapitaliser les banques fragilisées : c’est ce qu’on a appelé en Europe le sauvetage des organismes financiers, à hauteur de 1700 milliards d’euros pour l’Union Européenne. Les banques, qui se refinançaient entre elles, ne se faisant plus confiance les unes envers les autres, limitent les crédits accordés aux consommateurs, aux entreprises mais aussi aux États.

    Deuxième tableau : les États sont ainsi, après les particuliers, suspectés d’insolvabilité par les prêteurs (et leurs bras armés, les agences de notation). Du moins, les prêteurs s’appuient sur cet argument pour considérer les États comme des emprunteurs fragiles et faire pression pour qu’ils réduisent leurs dépenses et augmentent certaines recettes : pas les impôts directs, car cela toucherait les prêteurs qui, pour rester prêteurs, doivent être exonérés d’impôt sur les revenus – c’est le fameux paquet fiscal en France – ; mais les impôts indirects comme la TVA, qui pénalise sans distinction tous les consommateurs. Voici venir les plans d’austérité, dont l’obsession est de limiter les salaires, les retraites et les services publics (en lien, pour ces derniers, avec la directive Bolkenstein). On voit bien alors que la dette n’est pas une affaire de transfert sur les générations futures mais bien une affaire de transfert entre les contribuables et les salariés, d’une part, et les détenteurs de capital, d’autre part. Tout se joue (toujours) sur la richesse en train de se créer.

    Troisième tableau : les dégâts pour les salariés et les contribuables ne sont pas seulement d’ordre pécuniaire. La finance confisque le peu de pouvoir détenu par les peuples. Alors que les banquiers sont invités aux côtés des politiques dans les sommets européens, la voix des peuples est inexistante ni dans les instances dirigeantes de l’Europe, ni dans leur propre pays : citons la résurrection du traité de constitution européenne en France par Sarkozy en 2007 pourtant rejeté massivement par référendum en 2005 ; et que dire des tergiversations invraisemblables sur le référendum en Grèce à propos du maintien ou non du pays dans la Communauté européenne ? Écarté au profit d’une quasi-désignation du gouvernement par les institutions financières internationales et les représentants politiques européens, leur choix s’est porté sur des technocrates issus des institutions européennes, des banques et des universitaires conservateurs, sans oublier les trois représentants de l’extrême-droite ; et comment qualifier l’installation, en Italie, d’un ancien dirigeant du conseil européen, dont la première décision a été celle du recul de l’âge de départ à la retraite sans décote à 66 ans pour les hommes et à 62 ans pour les femmes ? Enfin, en Espagne, la droite conservatrice prend le pouvoir, certes par les urnes, mais sans liesse populaire.

    Il y a urgence à proposer une alternative économique et politique à cette violence.

    Répudier la dette ou se passer du crédit

    L’audit et l’annulation de la dette sont parfois avancés comme solutions. Le premier pourrait être un préalable à vertu pédagogique, pour montrer l’imposture de la dette qui vient d’être évoquée : autrement dit, à quel point le capitalisme dévoie les rôles d’unité de compte, d’intermédiaire des échanges et de réserve de valeur attendus de toute monnaie. On l’a vu, ces rôles sont marginalisés par les marchés qui prennent, depuis plusieurs décennies, la dette et ses intérêts comme supports de l’accumulation financière.

    L’annulation, quant à elle, si elle procède d’un choix politique, elle ne résout pas le problème soulevé par le crédit : l’opération en elle-même ne pose aucune difficulté comme le prouve l’annulation de la moitié de la dette grecque par exemple fin 2011. Il ne suffit cependant pas de répudier la dette pour éviter qu’elle ne resurgisse (fut-elle gérée par un pôle public bancaire) et ne fasse peser sur les peuples la menace de nouveaux plans d’austérité. La question de fond est donc celle de savoir s’il ne faut pas se passer tout bonnement du crédit pour financer l’investissement. Nous affirmons que la réponse est positive, car c’est à la fois techniquement possible et politiquement indispensable pour s’affranchir de la dictature des marchés.

    Techniquement possible car l’investissement n’est pas si fondamentalement différent d’un achat de consommation qu’il relèverait par nature du financement par le crédit. Aucune différence de nature n’oppose en effet l’achat d’un ordinateur par une entreprise considéré comme un investissement et l’achat du même ordinateur par un ménage, pourtant considéré comme une consommation. Inversement, les activités de recherche et développement d’une entreprise peuvent être comptabilisées comme des charges courantes alors que les connaissances et technologies seront utilisées sur plusieurs années comme moyens de production. On le voit, la distinction entre investissement et consommation est arbitraire, et aucune loi naturelle n’impose de les financer différemment.

    Mais se passer du crédit est aussi politiquement nécessaire pour s’émanciper des marchés, car le choix délibéré d’y recourir pour financer l’investissement n’a rien d’anodin. Le crédit n’est pas seulement inutile, il est également nocif.

    En effet, le crédit accordé par des institutions nommées investisseurs (banques commerciales, fonds d’investissement, fonds de pension, assureurs, voire ménages fortunés) n’est ni plus ni moins que le transfert d’un droit de propriété de l’entreprise à ces investisseurs. Dans le cas du crédit, ce sont des créanciers, dans le cas d’une augmentation de capital, des actionnaires.

    Dans les deux cas, c’est un droit de propriété lucrative qui autorise le banquier ou l’actionnaire à ponctionner une partie de la valeur créée, sous forme d’intérêts durant la période de remboursement dans le cas du crédit, sous forme de dividendes ad vitam aeternam dans celui de l’actionnaire (la somme initiale n’ayant pas à être remboursée).

    Or la monnaie qu’apportent les investisseurs ne provient pas de leur poche comme s’ils avaient stocké de la valeur et pouvaient la sortir du congélateur à valeur que seraient les marchés. Non, ce que stockent les investisseurs ce ne sont que des titres de propriété lucrative qui les autorisent à prélever sur la monnaie en circulation, c’est à dire sur le produit du travail en train de se faire. La monnaie qu’ils apportent, ils viennent de la prélever sur le produit du travail courant. Investir ou consommer ne sont jamais que deux façons de dépenser et, simultanément, de produire une partie de la valeur économique de la période.

    Il faut d’ailleurs insister sur ce point : tout l’enjeu de la résolution de la crise de la dette réside précisément dans le fait que les créanciers ne détiennent que des créances et qu’ils comptent bien pouvoir les transformer en monnaie c’est-à-dire en ponction sur le produit du travail courant à l’occasion des plans d’austérité.

    Mais en plus de son caractère lucratif, ce droit de propriété est aussi porteur d’un pouvoir de décision sur l’entreprise : devant une activité jugée insuffisamment rentable, son détenteur va peser pour limiter les salaires, restructurer, délocaliser, diversifier, concentrer etc, en fonction de ses seuls intérêts financiers immédiats. Ainsi le droit de propriété lucrative est-il à la fois prédateur par la ponction qu’il opère, et aliénant car il s’oppose à la propriété d’usage des moyens de production, interdisant aux producteurs de décider des fins et moyens du travail.

    Or il est possible de mobiliser les sommes nécessaires à la production autrement que par le crédit avec intérêts ou l’augmentation de capital ! Il s’agit pour cela de s’appuyer sur l’expérience réussie de la cotisation sociale que nous proposons d’élargir par une cotisation économique, gérée au sein d’une caisse d’investissement.

    Pour un usage non patrimonial de la monnaie

    Se passer des investisseurs et des intérêts grâce à une cotisation économique et une caisse d’investissement

    Le système de la retraite prouve qu’on peut prendre des engagements massifs et de long terme sans recourir au crédit ou à l’épargne : l’échec des retraites par capitalisation dans la première moitié du 20ème siècle en France ou des fonds de pension comme Enron montrent que ces systèmes sont incapables de répondre à ce défi. A l’inverse, depuis cinquante ans, grâce à la cotisation sociale, la retraite par répartition est un succès : elle permet de verser une pension chaque mois à des millions de retraités pendant dix, vingt ou trente ans, sans en passer par les marchés, car le système de la répartition garantit que la cotisation collectée est immédiatement reversée en pensions.

    Ce système qui nous est présenté comme le problème des retraites est en réalité la solution qui a fait ses preuves et dont nous devons nous inspirer pour penser le financement des investissements nécessaires à la production. Ainsi, au lieu de distribuer aux banquiers des intérêts et aux actionnaires des dividendes au nom de la propriété lucrative, nous pourrions collecter les montants nécessaires à l’investissement sous la forme d’une cotisation économique et les distribuer immédiatement sans intérêts.

    Comme il existe une caisse de retraite (CNAV et ARRCO ou AGIRC), de santé (CNAM), de chômage (Unédic) ou encore d’allocation familiale (CNAF), nous pourrions créer une caisse d’investissement qui collecterait à la fois la cotisation économique et l’épargne des ménages ou des entreprises (dont elle garantirait les dépôts) et aurait en charge de les affecter au financement du fonctionnement, du renouvellement et de l’amélioration de l’appareil de production. Ces sommes seraient versées sans intérêt, sans dividende et sans remboursement puisque la répartition fonctionne sans accumulation financière : chaque euro collecté serait immédiatement reversé pour financer les investissements que cette caisse aurait la charge d’arbitrer, en lien avec les salariés des entreprises concernées, dans le respect de l’humain et de l’environnement. Cette nouvelle organisation ouvre la voie à une réappropriation collective de la propriété d’usage des moyens de production. Sans ignorer les dysfonctionnements actuels et l’étatisation à l’œuvre, retenons par exemple que les investissements dans le domaine hospitalier font aujourd’hui déjà l’objet de décisions collectives, relevant pour partie des caisses de sécurité sociale.

    Faire de la création monétaire la prérogative de la seule banque centrale

    Par ailleurs, la monnaie supplémentaire nécessaire à l’accompagnement d’une croissance maîtrisée de la production ne devrait être créée que par la seule banque centrale et mise à disposition de cette caisse d’investissement. Cela, afin de mettre un terme à l’obligation toujours actuelle de devoir se tourner vers les banquiers prêteurs-usuriers.

    Avec ce dispositif – cotisation économique, caisse d’investissement, banque centrale – nous pouvons financer l’investissement (environ 20 % du PIB actuellement), garantir les dépôts et assurer la création monétaire en nous appuyant notamment sur l’acquis de la cotisation sociale construit dans le conflit salarial au cours du 20ème siècle et dont il s’agit d’élargir le champ.

    Socialiser l’investissement et non nationaliser le crédit : vers un droit politique du producteur

    Notre proposition porte une dimension politique déterminante : comme la cotisation sociale, la cotisation économique pourrait être gérée par les salariés directement ou par délégation, l’enjeu étant pour eux la maîtrise de la production (moyens de production compris). Dans quel secteur doit-on investir ? Pour quel usage ? Avec quels moyens ? Selon quelles contraintes ? sont autant de décisions et de paramètres à prendre en compte par les salariés eux-mêmes, enfin débarrassés du statut de mineur social qui les écarte des décisions économiques et dans lequel les enferme le capital. Car, au delà de la ponction parasitaire qu’opèrent les investisseurs, ils aliènent notre capacité à décider démocratiquement de la production. Les moyens de production ainsi financés deviendraient la propriété d’usage des collectifs de travail et l’investissement pourrait enfin être démocratiquement délibéré dans le cadre de la caisse d’investissement créée à cet effet. S’ouvre ainsi la possibilité d’un nouveau droit politique des producteurs leur permettant d’accéder à la propriété d’usage des moyens de production dont les prive la propriété lucrative.