Pour une Sécurité Sociale de l’Alimentation par la Mutualité Française
Pour une Sécurité Sociale de l’Alimentation
Propos recueillis par Paula Ferreira
Réseau salariat, une association d’éducation populaire qui réunit des travailleuses et travailleurs de tous horizons, défend la création d’une Sécurité sociale de l’alimentation. L’enjeu est de lutter contre l’agrobusiness et la précarité alimentaire, explique Jean-Marc Rousselot, paysan à Mauléon (Deux-Sèvres) et militant de cette association.
Le Réseau salariat souhaite créer une Sécurité sociale de l’alimentation. Dans quel but ?
Jean-Marc Rousselot – La Sécurité sociale de l’alimentation, ou SSA, vise à changer radicalement le système alimentaire dans son ensemble : de la production agricole, jusqu’aux filières de transformation, de distribution et de consommation. L’enjeu est d’en finir avec l’agrobusiness grâce à un nouveau mode de production dans lequel ceux qui produisent les denrées, les transforment et les distribuent, pourraient gérer eux-mêmes leurs outils de travail et les prises de décisions sur leurs investissements. Le modèle agro-alimentaire que nous connaissons exploite les humains, les animaux et les ressources naturelles. Notre proposition constitue donc un réel levier pour dynamiser la transition alimentaire. Nous avons également pour objectif de lutter contre la précarité alimentaire en facilitant l’accessibilité à une alimentation saine pour toutes et tous, via des produits de qualité.
Le Réseau salariat fait partie d’un collectif (1) qui a été initié en novembre 2019 sur ce sujet. Nous réfléchissons à un socle commun de propositions dans lequel chaque organisme apporte sa contribution, sous l’angle d’un droit à l’alimentation, de la démocratie participative ou tout simplement sous l’angle de notre rapport au travail. Nous souhaitons créer une branche “alimentation” au sein du régime général de la Sécurité sociale, telle qu’elle a été pensée en 1945, c’est-à-dire basée sur une universalité de l’accès aux droits, une gestion démocratique des caisses et un conventionnement des professionnels.
Quel serait l’intérêt pour la population ?
J. M.-R. – Le collectif propose de créer une allocation mensuelle et universelle par habitant. Son montant est encore à l’étude mais nous pensons qu’il pourrait varier entre 100 et 150 euros. Cette allocation serait disponible via une carte, par exemple la carte vitale, et serait utilisable chez les professionnels conventionnés, que ce soit auprès de paysannes et paysans en vente directe ou dans des commerces locaux, comme l’épicerie du coin. Même si ces 150 euros ne couvrent pas l’intégralité des dépenses alimentaires des habitants, cette somme s’avère supérieure au budget moyen des personnes en situation de précarité, ce qui les aidera à mieux se nourrir.
Ce dispositif prévoit également de financer une caisse d’investissement pour que l’ensemble des membres de la filière alimentaire puissent investir dans de nouveaux outils de travail. Le but est ne pas dépendre des banques ou d’actionnaires lorsqu’un paysan veut s’installer, qu’il faut créer un laboratoire de transformation ou ouvrir une supérette.
Comment fonctionneraient ces caisses ?
J. M.-R. – Les caisses de Sécurité sociale de l’alimentation seraient gérées démocratiquement, notamment par les habitants et les professionnels de l’ensemble de la filière. Dans ce cadre, nous entendons donner une place importante aux femmes pour reconnaître davantage leur rôle.
Ces caisses seraient chargées du conventionnement, en fonction de critères restant à définir : il pourrait y avoir des critères à l’échelon local et national. Elles auraient aussi pour mission de verser des salaires à vie aux professionnels conventionnés. Par exemple, ce salaire à vie permettrait de déconnecter la production du revenu de l’agriculteur. Aujourd’hui, le fait d’être rémunéré sur la quantité de produits vendus conduit à l’élimination des paysans entre eux puisqu’ils ont intérêt à en faire toujours plus : détenir plus de terres, produire plus, et, petit à petit, prendre la part de marché du voisin ! Avec le salaire à vie, tous ces travailleurs pourront enfin vivre de leur métier et mieux faire face aux aléas climatiques, ce qui n’est pas toujours évident sans cette sécurité morale.
Quel mode de financement imaginez-vous ?
J. M.-R. – L’alimentation étant un bien commun, nous estimons que le financement de la Sécurité sociale de l’alimentation doit se faire via une cotisation sociale assise sur la valeur ajoutée de toutes les entreprises, et pas uniquement celles de la filière alimentation. Cette cotisation servirait à financer l’allocation mensuelle, le salaire à vie et l’investissement.
Le chantier sur les besoins de financement est en cours. Nous devons analyser plusieurs données, en particulier évaluer le nombre d’agriculteurs concernés, celui des saisonniers potentiels, des personnes employées dans la transformation et la distribution. Dans l’hypothèse d’une aide de 150 euros par mois par habitant, nous estimons qu’il faudrait environ 120 milliards d’euros en France. L’esprit de cette démarche pourrait être élargi à d’autres secteurs, avec une Sécurité sociale du logement, du transport, et ainsi de suite. Ce n’est pas irréaliste.
La Sécurité sociale de l’alimentation pourrait-elle constituer une réponse face aux crises sanitaires, telles que le Covid-19 ?
J. M.-R. – Oui, ne serait-ce que par le statut des travailleurs qui auront ainsi un salaire garanti. Avec la crise du Covid-19, certains agriculteurs ou autoentrepreneurs ont rapidement été confrontés à des problèmes. se sont retrouvés très rapidement en difficulté. Je connais des paysans qui cultivent une petite surface et font de la vente directe. Ils m’ont fait part de leurs difficultés à écouler leur production lorsque les marchés se sont arrêtés. Pour le Réseau salariat, il est crucial de reconnaître leur statut de producteur de valeur.
Avec la Sécurité sociale de l’alimentation, il y a aussi l’idée d’un système d’alimentation plus vertueux, plus résilient. On va pouvoir tendre vers une relocalisation de certains produits, tout en se redonnant du pouvoir sur les lieux de travail et dans les caisses. Le système agricole a tellement spécialisé la production à l’échelle de grands territoires que l’après crise va forcément questionner la répartition actuelle. Mais cette tendance à la relocalisation de la production ne mettra pas fin à tous les échanges qui existent déjà à l’échelle des départements ou des régions.
(1) Ingénieurs sans frontières (ISF-Agrista), le Réseau des Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (Civam), la Confédération Paysanne, Les Amis de la Confédération Paysanne, l’Association pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) Aura, le Mouvement interrégional des Amap (Miramap), et le Collectif démocratie alimentaire.