La cotisation sociale comme modèle. Entretien avec Christine Jakse
Question 1 : Le pacte de responsabilité du gouvernement Valls repose entre autre sur la suppression de la cotisation sociale affectée à la branche famille. Des discours rassurant tentent d’expliquer que les prestations financées par la cotisation seront substituées par d’autres mécanismes d’abondement. Pourquoi selon vous cette suppression constitue elle une régression sociale que rien ne pourra remplacer ?
La dénomination totale est « pacte de responsabilité et de solidarité » : la suppression de la cotisation sociale affectée à la branche famille entre dans ce volet « solidarité ». Car pour le PS, et depuis Mitterrand, la solidarité, sous entendue nationale, c’est-à-dire l’assistance, doit s’appliquer pour la branche famille en remplacement du salaire socialisé que les parents perçoivent avec la cotisation sociale. L’objectif est de transformer les allocations familiales-salaire socialisé en outil de lutte contre la pauvreté des familles concernées. Le gouvernement se situe dans le registre de la redistribution, des riches vers les pauvres, dans l’une des logiques de l’impôt, car c’est l’impôt (comme la CSG) qui financera l’allocation familiale. Autrement dit, il ne considère absolument pas que la cotisation sociale est du salaire socialisé, ici celui des parents, comme il l’est pour les chômeurs avec l’indemnité Unedic, les retraités avec la pension, les soignants et les malades (l’indemnité journalière).
Mais après tout, pourquoi ne pas financer les allocations par la fiscalité, me direz-vous ? Parce que la fiscalité légitime notre système économique actuel, le capitalisme, en ce que l’impôt et la taxe, pour exister, ont besoin des revenus de la propriété lucrative et des revenus tirés du marché du travail, deux institutions centrales de ce système économique. La fiscalité est en effet, tirée de ces revenus : pensons à l’impôt sur le revenu, la taxe foncière, la taxe sur la valeur ajoutée, l’impôt sur le patrimoine, sur les plus-values, par exemple. C’est pourquoi d’ailleurs, la taxe Tobin ou sur les transactions financières (produits dérivés ou non) ou sur le capital ou encore sur les dividendes, séduisante a priori, est une formidable façon de rendre indispensables le capital, les transactions financières, les dividendes pour, comble de l’ironie, venir au secours de la sécurité sociale… qui leur est subversive !
En quoi, elle leur est subversive ? Pour le comprendre, il faut rappeler comment elle est calculée et où elle est prise. La cotisation dite patronale est bien calculée en pourcentage du salaire brut – un autre mode de calcul aurait pu être choisi – mais elle n’est pas prise sur le salaire brut : elle est prise sur la valeur monétaire de ce que nous créons à chaque instant ; ce que l’Insee appelle le Produit Intérieur Brut (la somme des chiffres d’affaires moins les consommations intermédiaires ). L’ensemble de la cotisation sociale collectée est environ égal à 35% du PIB. Autrement dit, 35% du PIB est du salaire socialisé. L’entreprise, dans cette affaire, ne fait que boîte aux lettres : elle vend ses marchandises, partage le chiffre d’affaires entre salaire direct, cotisation sociale, le reste allant au profit, et elle transfère à l’URSSAF les cotisations collectées. L’ACOSS, organisme centralisateur des URSSAF, les transforme en salaire socialisé. On le voit, la cotisation n’est en rien patronale puisqu’elle provient de ce que les salariés et les indépendants ont produit – comme le salaire direct et le profit, car seul le travail produit ! - et elle ne fait pas l’objet d’accumulation financière puisqu’elle transite en un jour de l’ACOSS aux salariés de la cotisation sociale (retraités, chômeurs, parents, soignants, malades).
Évidemment si la cotisation patronale était supprimée, soit il faudrait recourir au bénévolat pur (c’est-à-dire à des personnes qui ne perçoivent aucun revenu), soit à un autre mode de financement, et l’on retrouve la fiscalité ! C’est tout l’enjeu des exonérations de « charges patronales » ou plus largement du « coût du travail ». C’est bien évidemment un coût du point de vue du capital. Or, on le voit, la cotisation sociale lui est subversive tandis que la fiscalité le légitime. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle est attaquée depuis des décennies – la fiscalité dans une moindre mesure - et que les gouvernements successifs, en décidant de son gel complet depuis le milieu des années 90, après une longue entreprise amorcée en 1979, ont organisé la mise à mort à petit feu de la sécurité sociale financée par la cotisation.
Question 2 : Nos économies ont pour moteur la recherche du profit et l’accumulation du capital or dans le cadre de la libre-concurrence actuelle notre économie est en concurrence avec d’autres qui n’ont pas de protection sociale financée par la cotisation. La finance mondialisée est en grande partie issue de l’épargne des salariés ne disposant pas dans leur pays de protection sociale financée par la cotisation. Comment et pourquoi dans ce contexte défendre notre système de cotisation sociale ?
Effectivement, comme vous le soulignez, le rapport de forces est aujourd’hui en faveur du capital. Et, puisque des décisions ont été prises depuis plusieurs décennies d’ouvrir les frontières à la concurrence, il n’a de cesse de se mettre en concurrence et de fait, de mettre en concurrence, non pas les hommes et les femmes (et même les enfants), mais ce en quoi il les transforme sur le marché du [de la force de] travail : les ressources humaines - à lire au pied de la lettre -, qu’il doit rentabiliser. Rentabiliser, c’est-à-dire limiter au maximum leur coût, salaires direct et socialisé (quand il y en a un), et les pousser à produire toujours plus de la survaleur. Et limiter leur coût, c’est aussi transférer la santé de la sécu vers un marché des soins, la retraite du système par répartition vers la capitalisation via les fonds de pension. Le capital gagne sur toute la ligne. Mais, on voit les dégâts de telles orientations : des travailleurs en souffrance à force d’être pressés comme des citrons, et dans les pays comme par exemple les États-Unis, un système de santé défaillant, malgré un poids dans le PIB (15%) supérieur au nôtre (13%), ou en Argentine, un retour au système par répartition après l’échec de la retraite par capitalisation (comme en France du reste, après le fiasco des retraites ouvrières et paysannes en 1910) ! Malgré tout, l’attaque est virulente et les « charges sociales », le « coût du travail », les « dépenses publiques » nous envahissent. Alors, comment défendre contre vents et marées ce salaire socialisé ?
En ce domaine, l’histoire nous rappelle à l’ordre. En France, lorsque la Sécurité sociale voit le jour, le pays est en ruine, on sort à peine de la guerre ; dans ce contexte économique pour le moins défavorable – sans ajouter le fait que De Gaulle ne voulait pas de la Sécurité sociale -, Ambroise Croizat installe la sécurité sociale. Qu’est-ce que cela signifie ? Que rien n’est fatal, que nous avons simplement affaire à une décision politique courageuse (là où, par parenthèses, nos gouvernants nous disent que décider de l’austérité est courageux…). Ambroise Croizat a-t-il mis en péril la France ? Non, bien au contraire, il contribue à la croissance économique du pays : la cotisation sociale est venue reconnaître la valeur créée par les salariés de la cotisation, comme les infirmiers dans les hôpitaux qui ont remplacé les sœurs payées par la charité dans les dispensaires.
Ce salaire prouve ainsi que l’on peut travailler hors du marché du travail, c’est-à-dire sans être transformé en marchandise, en ressource humaine, en capital humain, soumis à l’accumulation. Ce qui irrite au plus haut point le capital, c’est donc que cette forme de mise en valeur de la production échappe à l’accumulation financière. Elle lui échappe car la production (dans l’exemple, les soins) se fait par un infirmier en dehors de l’économie de marché ; mais malheureusement, elle lui revient aussi, car le salaire socialisé (comme tout salaire) est essentiellement dépensé en biens et services du secteur privé (c’est le même mécanisme pour le salaire des fonctionnaires, qui n’est pas une dépense publique, mais la reconnaissance de la valeur qu’ils créent, qu’ils dépenseront ensuite sur le marché des marchandises). La cotisation sociale a donc créé le salaire socialisé. Et nous avons fait la moitié du chemin. L’autre moitié consisterait à produire l’ensemble des biens et services de la même manière que le font les soignants. Tous socialiser et en avoir la maîtrise. Car aujourd’hui, les « investisseurs », non seulement sont des actionnaires, mais en plus décident de ce qu’il faut produire, comment et quand.
Bien sûr, le capital raisonne dans le sens inverse : il vise à tout marchandiser. Et les gouvernants qui l’accompagnent régulent, pour maintenir la paix sociale par la lutte contre la pauvreté et les inégalités avec la fiscalité.
Voilà donc les termes du combat que pose la cotisation sociale, son véritable enjeu, ignoré des salariés eux-mêmes, à qui l’on serine qu’elle est un « coût du travail » et une « charge sociale ». Comble de l’ironie, le capital, précisément en disant cela, reconnaît qu’elle est du salaire !
Alors, à votre question, comment défendre la sécurité sociale financée par la cotisation dans un contexte international défavorable, je pense qu’il faut expliquer son histoire et ce qu’elle est devenue – un salaire socialisé, et non pas un objet de solidarité ou d’équité -. Il faut prolonger le travail du conseil national de la résistance, et de ceux qui ont œuvré pour son développement, se réapproprier cette fantastique invention. Et il faut le faire non seulement pour nous, mais aussi pour les salariés des autres pays, pour leur montrer l’enjeu de ce modèle. D’ailleurs, les choses évoluent dans les pays à bas salaires et vont dans le bon sens. J’observe que cela passe par le salaire direct et les droits attachés. Pour ne prendre qu’un exemple connu, dans le textile, le capital délaisse la Chine à cause des salaires en hausse face à des travailleurs qui commencent à se structurer en forces revendicatives ; le capital se tourne alors vers l’Inde. Mais depuis l’effondrement de l’usine au Bengladesh, le Rana Plaza, le rapport de forces évolue ici aussi : les droits syndicaux se sont assouplis, un plan d’inspection des usines est en cours et les salariés n’ont de cesse de faire voter au parlement une loi sur la sécurité. Le capital, alors, s’expatrie au Vietnam. Quand, à leur tour, les travailleurs de ce pays relèveront la tête, il ira ailleurs… jusqu’à ce qu’il devienne… SDF !
Mais, de notre côté, il ne faut évidemment pas attendre, sans pour autant se tromper de combat : c’est bien celui du salaire socialisé, non pas celui de la justice ou de la solidarité ou pire, de l’équité. Le salaire socialisé est le cauchemar du capital car non seulement il nous montre qu’on peut se passer du marché du travail mais aussi de l’autre institution du capital, la propriété lucrative en socialisant l’ensemble du PIB et en créant une cotisation économique qui nous permette de maîtriser l’investissement.
Question 3 : La cotisation sociale, ce salaire socialisé est donc une alternative au système capitaliste. Mais beaucoup doutent de la viabilité et de la faisabilité d’un système économique sans marché et de la mise en place de l’intérêt commun « raisonné » pour développer les forces productives. Que répondez-vous à ceux qui ne croient en la possibilité de sortir de l’économie de marché ?
Nous ne sommes pas dans une économie de marché, mais plutôt dans une économie avec marché parce que, précisément, une partie non négligeable de la valeur créée ne relève pas du marché, elle est socialisée. Il s’agit de la valeur créée par les salariés de l’économie sociale et solidaire sans but lucratif, du secteur public, de la sécurité sociale. Donc, pour un pan complet de l’économie, nous sommes déjà sortis de – ou pas entrés dans – l’économie de marché capitaliste (et par parenthèses, l’économie de marché préexistait au capitalisme), même si, encore une fois, tout l’effort du capital tend vers le « règne de la marchandise », pour reprendre l’expression de Karl Marx. Je rappelle que 20% du PIB sont produits aujourd’hui par le secteur public et les institutions sans but lucratif (ISBL) ; si l’on ajoute la valeur créée par les indépendants, c’est autour de 30%. Il ne faut donc pas sous-estimer notre capacité à produire hors de la logique capitaliste. Même avec les réformes de détricotage méthodique de la sécurité sociale et de la fonction publique, l’une et l’autre fonctionnent plutôt bien, jusqu’à être enviées par d’autres pays. Et malgré les coups de boutoir – dénigrement compris -, elles restent encore des institutions de référence.
Nous sous-estimons notre propre capacité à nous prendre en mains. Et une fois de plus, l’histoire de la sécurité sociale nous rappelle à l’ordre. Souvenons-nous qu’avant 1967, nous avions la quasi-maîtrise des sommes colossales collectées par les caisses : la gestion des caisses de sécurité sociale, alors unifiées (la séparation des branches est malheureusement aussi décidée, à l’occasion des mêmes ordonnances), était assumée pour les deux tiers par les représentants des salariés, le patronat ne pesait qu’un tiers parmi les élus. Et non seulement la cotisation était gérée par les représentants des salariés au sein des caisses, mais en plus, elle finançait des investissements lourds : ceux relatifs à la construction des hôpitaux publics et à leurs équipements. Remarquez au passage que ces investissements se sont faits sans recourir au crédit.
C’est pourquoi la cotisation sociale pourrait être un modèle, non seulement de salaire à étendre à tous, mais aussi à transposer dans le cadre d’une cotisation économique dédiée à l’investissement ; comme l’est la cotisation des caisses de sécurité sociales, une partie du PIB serait alors collectée pour abonder des caisses de d’investissement (25% ou 30% du PIB, là où l’investissement capitaliste actuel est de 20%, sans évolution depuis plus de 30 ans, le capital préférant utiliser le surplus aux dividendes). La cotisation économique, gérée démocratiquement par des représentants de salariés, d’usagers, de citoyens par exemple – pourquoi pas à géométrie variable selon les choix à faire -, serait affectée aux gros investissements, ceux qui ont une incidence sur les orientations économiques d’un pays et nécessitent des choix écologiques et anthropologiques. Pour les investissements plus modestes, sans en retirer la dimension démocratique, les entreprises (et non pas les employeurs qui n’existeraient plus), c’est-à-dire les salariés ou leurs représentants auraient la main. Cette alternative reste évidemment à construire et elle est ouverte au débat, comme nous le faisons au sein de mon réseau d’éducation populaire Réseau salariat.
Revenons à l’histoire et à la décision prise en 1967, de confier la gestion des caisses pour moitié aux représentants des salariés et pour moitié au patronat au lieu des 2/3 et 1/3. Il suffit qu’un syndicat se rallie au patronat pour faire basculer les décisions de son côté. C’est malheureusement ce qui se passe dans les années qui suivent, jusqu’à aujourd’hui (avec alternance de syndicats dans l’alliance). A cela s’ajoute le fait que l’État n’a jamais laissé les syndicats décider du niveau des taux (sauf l’Unédic) et qu’il s’est imposé dans la gestion de la sécurité sociale, en particulier s’agissant des branches santé et allocations familiales, en partie de la retraite de base ; c’est moins vrai concernant le chômage (Unédic) ou les caisses complémentaires de retraite.
Donc on le voit, avant ces réformes régressives, notamment l’ordonnance de 1967, nous avons démontré pour ceux qui en doutaient que nous savions gérer des sommes massives et prendre des décisions d’investissement lourd de façon tout à fait « raisonnée » pour reprendre votre expression, pour le meilleur intérêt commun. Nous avons prouvé que nous étions en capacité – sans doute pas sans erreurs ni conflits (mais il faut aussi penser cette dimension) - de maîtriser une partie de la valeur créée, ce qui a d’ailleurs profondément déplu aux réformateurs.
Alors pourquoi nous empêchons-nous de nos réapproprier cette invention formidable qu’est la cotisation sociale et le salaire socialisée qu’elle est devenue ? Pourquoi ne pas prolonger le travail du CNR et des progressistes qui l’ont poursuivi, en reconnaissant la cotisation sociale comme salaire socialisé, en l’étendant à l’ensemble du salaire et à une cotisation économique ? Nous aurions alors la maîtrise totale de ce que nous produisons, le PIB
Christine Jakse, chercheuse associée à l’IDHE, Université Paris X Nanterre, membre de Réseau Salariat et de l’Institut Européen du Salariat. Auteure de « L’enjeu de la cotisation sociale », édition Le Croquant, 2012
Réseau salariat est un réseau d’éducation populaire qui promeut la cotisation sociale et son caractère révolutionnaire. Il donne des formations et conférences (agenda sur le site du réseau) et produit des textes, vidéos, supports pédagogiques disponibles sur {.Site.BaseURL}/
L’institut Européen du Salariat est un réseau de chercheurs en sciences sociales attachés à l’analyse sociologique, politique, économique, historique et juridique du salariat. http://www.ies-salariat.org/