Quelques considérations sur les thèmes du marchand, du non marchand, de la valeur et de la monnaie
De l’existence de valeur économique pas seulement non marchande mais aussi non monétaire, ou du travail des retraités, chômeurs et autres « inactifs »
Cet article est une contribution au débat et n’engage que son auteur.
Présentation des protagonistes du débat
Nous sommes habitués à entendre dire (c’est le discours dominant1) que l’impôt ou la cotisation financent le secteur non marchand par une ponction (les impôts et cotisations) sur la valeur économique qui ne serait produite que dans le secteur capitaliste marchand. Ainsi parle-t-on du coût de l’éducation, de la santé, de la recherche, etc. dont on reconnaît généralement la nécessité ou l’utilité mais qui seraient « à la charge » du secteur marchand. Quant aux retraités ou aux chômeurs, ils ne sont vraiment considérés que comme des charges.
Pourtant, depuis 1976 les comptables nationaux ajoutent au PIB marchand la valeur économique qu’ils estiment avoir été créée par les activités non-marchandes, en utilisant la méthode dite « du coût des facteurs », c’est-à-dire en estimant que cette valeur est égale à la somme des salaires et des consommations de capital fixe du secteur non marchand. Ainsi la valeur produite par le professeur de mathématiques du lycée est estimée égale à son salaire (+ une partie du salaire du proviseur, du personnel d’entretien, etc.) + l’amortissement du lycée et des installations nécessaires à son fonctionnement.
Certains, comme les économistes marxistes que nous qualifierons d’orthodoxes (cf. par exemple Alain Bihr2), expliquent que l’extension du secteur non marchand et de la protection sociale résultent certes de luttes concrètes de la classe ouvrière mais qu’elles s’inscrivent aussi dans un capitalisme auquel rien n’échappe et qui a bien compris que ce secteur d’activité est une solution efficace à la reproduction de la force de travail dont il a besoin. Pour eux il n’y a donc rien de révolutionnaire dans le développement des services publics, et de la protection sociale, il n’y a que des ajustements à l’intérieur du capitalisme. Nous serions donc toujours dans un « pur » capitalisme, à l’intérieur duquel les salariés luttent pour leur pouvoir d’achat.
D’autres, comme certains économistes marxistes hétérodoxes (cf. par exemple Jean-Marie Harribey3), commencent au contraire à théoriser le fait que le secteur non marchand produit bien une valeur supplémentaire qu’il est légitime d’ajouter au PIB marchand. La preuve que ces activités produisent de la valeur résiderait dans leur « monétisation » par le biais de l’impôt ou de la cotisation censés les financer. Dans le même temps le paiement de l’impôt et de la cotisation valideraient socialement cette reconnaissance de valeur, comme l’achat sur le marché valide la valeur des marchandises. Nous sommes là toujours dans le capitalisme, mais nous l’avons contraint à reconnaître qu’il peut y avoir création de valeur hors de l’entreprise privée, par exemple dans les services publics. Ces activités acquièrent donc un statut de production qui justifierait la ponction opérée par l’impôt ou la cotisation. Mais ceux-ci conservent leur statut de ponction, même si c’est sur un PIB augmenté de cette valeur non marchande4.
Et lorsqu’à Réseau Salariat nous proposons de dire que les retraités travaillent, c’est à dire et qu’ils produisent de la valeur économique, nous faisons l’unanimité… contre nous !
Nous allons essayer d’examiner, de manière aussi concrète que possible, différentes situations pour y voir plus clair dans cette affaire.
Quelle est la question ?
On l’aura compris, toute la question est de savoir ce que nous appelons richesse, valeur économique, valeur d’usage, valeur monétaire, travail, etc.
Qu’entendons nous par « richesse » ?
Nous entendons par richesse tout ce qui peut avoir pour nous une utilité, que ce soit sur le plan matériel ou immatériel, sous la forme biens ou de services. Il y a tout d’abord des richesses non produites, celles qui existent dans la nature sans que nous ayons à intervenir : l’air, l’eau, les ressources minérales, etc. Il y a ensuite toutes les richesses produites, quelles que soient les modalités de cette production. Ainsi le café que vous buvez le matin, les produits agricoles, votre téléphone portable ou votre automobile, la radio, vos films préférés, votre logement, l’énergie électrique que vous consommez, etc. sont des richesses produites. Même si certains estiment qu’il faudrait donner un prix aux richesses non produites (ce à quoi nous sommes opposés), la controverse à laquelle nous nous intéressons porte sur les critères qui, parmi les richesses produites, permettent de déterminer ou de décider celles auxquelles on attribue de la valeur économique. Le corollaire est de répondre à la question « qui travaille ? », car seules les activités productrices de valeur économique sont réputées relever du travail.
Éléments de réponse
Commençons par le plus évident : la production de tout ce que vous devez acheter sur un marché, votre automobile, vos vêtements, votre téléphone portable, votre pain, votre place de cinéma, votre abonnement au gaz, etc. a sans équivoque une valeur économique. Mais pouvons-nous nous contenter de nous baser uniquement sur la nature de la production pour en déduire si elle a ou non une valeur économique ? Non, car nous savons, tous par exemple, que si le pain que nous achetons chez le boulanger a une valeur économique, celui que nous faisons chez nous n’en a pas. Le repas de fin d’année que vous faites au restaurant avec le club de sport a une valeur économique, celui que vous faites, financé par le club à la salle des fêtes n’en a pas. Nous pourrions multiplier les exemples d’activités identiques ayant tantôt une valeur économique tantôt non. Ce n’est donc pas le contenu de ce que nous faisons qui permet de déterminer si cela a valeur économique ou non. Et c’est là que les difficultés commencent !
Si la seule observation de l’activité concrète réalisée ne permet pas de décider s’il y a création de valeur économique, c’est qu’il s’agit là d’une convention et non d’une loi de la nature qu’il suffirait d’appliquer. Ce n’est pas le travail concret, c’est à dire ce que vous faites qui permet de décider s’il y a valeur économique, mais ce que nous appelons le travail abstrait, c’est à dire la dépense d’énergie humaine nécessaire dans le contexte social de la production actuelle, indépendamment de ce qui est produit. La convention dominante (capitaliste) peut s’exprimer de la manière suivante : « seules les productions vendues sur un marché ont une valeur économique et celle-ci s’exprime par la monnaie nécessaire à leur appropriation ». Vous voyez que cette convention peut s’appliquer à n’importe quel travail concret. Ce n’est pas ce que l’on produit qui compte mais le contexte social dans lequel cette production est réalisée.
Ainsi lorsque vous faites le ménage chez vous, vous ne créez aucune valeur économique. Par contre, si vous le faites faire par une femme de ménage, celle-ci crée la valeur économique correspondant au salaire que vous lui donnez ! D’où la recette facile pour la croissance de l’encadré ci-dessous !
Une recette facile pour la croissance ! |
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Prenez deux personnes, voisin/voisine, n’ayant pas d’emploi. Déclarez-les auto-entrepreneurs. Demandez leur d’aller chacun passer leur journée chez l’autre pour y faire, ménage, repassage, cuisine, entretien, etc. Proposez-leur de se payer chacun 1000 € par mois. Et voilà 2000 € par mois de PIB supplémentaire. Ne reste plus qu’à espérer que l’un n’épouse pas l’autre, ce qui serait dramatique pour la croissance ! |
Puisqu’il s’agit d’une convention, quels sont les arguments pour utiliser celle-ci plutôt qu’une autre ?
Cette convention dominante est souvent défendue, y compris à gauche, en considérant que lorsque vous faites la cuisine chez vous, vous êtes dans un cadre privé, vous le faites uniquement pour vous ou vos proches et sans les contraintes inhérentes à un travail salarié. Ce serait donc d’une part la contrainte et d’autre part le fait que cette production n’est pas réalisée dans la sphère privée qui permettrait de reconnaître une activité économique. Mais que dire alors par exemple de l’activité du retraité qui entraîne les jeunes du club de foot trois fois par semaines de 10 heures à 16 heures, quel que soit le temps ? Il y a contrainte (acceptée, mais contrainte quand même) et l’activité ne se déroule pas dans la sphère privée, et pourtant aucune valeur économique n’est reconnue dans ce contexte. On voit là les limites de l’argument ci-dessus. En fait ce ne sont ni la nature ni les conditions concrètes de réalisation de l’activité qui peuvent nous sortir d’affaire car il s’agit d’une convention purement politique.
L’autre argument, le seul sérieux, est qu’il ne peut avoir de valeur que s’il y a une validation sociale pour affirmer que telle ou telle activité est une activité économique. Le point de vue dominant est que celle-ci ne peut être réalisée que par le marché : quand le client achète la marchandise il valide sa valeur économique. Les économistes hétérodoxes que nous avons déjà évoqués affirment qu’il faut ajouter une autre validation qui passe par le paiement de l’impôt ou de la cotisation. De manière similaire à la validation par le marché, le paiement de l’impôt valide la production économique de ceux dont il paie le salaire et qui produisent les services publics, les soins, etc. Ce faisant, l’existence d’une valeur économique non marchande acquiert droit de cité. Et celle-ci est à ce titre prise en compte dans le PIB, autre modalité de sa validation sociale. Curieusement cependant, elle se limite aux services publics et aux soins et exclut les retraités, chômeurs, parents, alors que l’on paie pourtant aussi l’impôt qui finance leurs salaires.
Convention pour convention, quelle autre convention proposer que la convention capitaliste (déjà améliorée par la prise en compte du secteur non marchand) ?
La Commission Européenne, qui ne peut pas être soupçonnée de marxisme excessif, propose des critères pour caractériser le caractère économique d’une activité. Bien sûr la commission ne les applique qu’aux activités marchandes, dans le but de les contraindre à respecter le droit de la concurrence, mais nous pouvons tout à fait légitimement appliquer sa logique à tout type d’activités. Vous en trouverez diverses formulations et de multiples analyses juridiques sur les difficultés qu’elle occasionne, mais la règle principale peut s’énoncer de la manière suivante : « doit être considérée comme économique toute activité, indépendamment du statut juridique (entreprise, association, personne physique, établissement public, etc.) et du mode de financement du producteur, qui est déjà, ou pourrait être, exercée par une entreprise privée en vue de réaliser un but lucratif ». On voit bien l’objectif : faire reconnaître que tout ce qui pourrait être fait de manière lucrative doit être protégé de la concurrence, jugée déloyale, de productions alternatives. Ce qui importe pour nous c’est que si cette convention est légitime elle doit l’être dans tous les cas et doit donc pouvoir désigner des productions alternatives à l’entreprise capitaliste comme ayant valeur économique sans contestation possible par ses promoteurs.
Appliquons cette convention par exemple aux travaux domestiques ! Quand vous faites la cuisine chez vous, vous êtes en concurrence avec le pizzaiolo du coin ou de l’entreprise de services à domicile qui seraient ravis de vous livrer un repas tout prêt ! Quand vous tondez votre pelouse, vous êtes en concurrence avec l’entreprise locale d’entretien d’espaces verts. Quand vous gardez vos petits enfants, vous êtes en concurrence avec la nounou ou la crèche du quartier. Quand, retraité ou chômeur « bénévole », vous êtes trésorier d’un club de sport, vous êtes en concurrence avec le cabinet comptable local. Aux termes de cette analyse, toutes ces activités doivent être considérées comme économiques. Et par conséquent ceux qui les réalisent produisent de la valeur économique, donc ils travaillent !
« Puisque vous considérez comme économiques des activités domestiques, toute activité ne peut-elle pas être considérée comme un travail ? »
Non bien sûr ! Lorsque vous faites une balade en montagne, quand vous allez à la piscine ou au cinéma, quand vous discutez avec vos amis autour d’un café, quand vous lisez un roman, voire même quand vous aidez votre voisin à refaire la tapisserie dans son logement, etc. il s’agit bien sûr d’activités ayant un contenu et une utilité (une valeur d’usage) pour vous et ceux avec qui vous les partagez, mais personne ne peut les faire à votre place. Il ne peut y avoir de valeur économique pour des activités qui ne peuvent êtres réalisées que par ceux à qui elles sont utiles ou nécessaires. La ligne de partage que nous proposons est celle-ci : ne peuvent être considérées comme économiques que des activités qui non seulement produisant des valeurs d’usage, mais sont susceptibles d’être réalisées par des tiers, et qui sont déjà ou pourraient être réalisées par une entreprise marchande vendant le même bien ou service. Ce qui est déterminant, ce n’est pas que ces activités soient réalisées dans une sphère privée ou publique, c’est que d’autres que ceux qui les réalisent pourraient les faire à leur place et vendre leur production sur un marché.
« Mais si vous travaillez quand vous gardez vos petits-enfants, où est la monnaie qui reconnaît la valeur économique produite ? »
Eh bien il faut nous résoudre à la dure réalité, il n’y en a pas ! Quand, retraité, vous gardez vos petits-enfants, vous réalisez une activité économique, donc vous travaillez, c’est à dire que vous produisez de la valeur économique, puisque cette activité pourrait être confiée à une entreprise marchande (la crèche privée du quartier par exemple qui n’attend que cela). Mais cette production est non monétaire parce que vous ne la vendez pas sur un marché. En conséquence, toute valeur économique n’a pas de contrepartie monétaire ! (c’est là que nous divergeons avec Jean-Marie Harribey). Ce qui n’empêche pas de lui attribuer un montant exprimé en euros, par exemple en lui attribuant la même valeur que ce que vous aurait coûté la crèche (ce que vous avez économisé en gardant vous-même vos petits enfants) et par conséquent de comptabiliser cette valeur dans le PIB, ce qui lui conférerait une validation sociale.
Ainsi par exemple, si au nom de cette convention nous décidions que « les retraités travaillent », et évaluions cette production au montant de leurs pensions (évaluation au coût des facteurs), nous ajouterions immédiatement au PIB environ 14 % (environ 280 Mds €), sans qu’il n’y ait aucune monnaie supplémentaire en circulation. Est-ce que pour autant ça ne changerait rien ? Si bien sûr, car au lieu d’être considérés comme des charges, les retraités seraient reconnus comme des producteurs.
Questions complémentaires et objections
« Si les fonctionnaires produisent de la valeur non monétaire, pourquoi leur distribue-t-on quand même de la monnaie ! »
Dans le cadre de la validation par le marché, un salarié de l’agroalimentaire qui achète une automobile valide la production de valeur économique par les salariés de l’automobile. Bien que ne produisant pas d’automobile, il a accès à une production réalisée par autrui. L’accès de chacun à la production d’autrui est évidemment une condition, ou une conséquence comme on voudra, nécessaire de la division du travail. Dans la mesure où cette division du travail s’étend au-delà de la seule sphère marchande, il faut créer les conditions pour que chacun puisse accéder à toutes les productions quelle que soit sa position dans le système productif.
Les salariés du secteur marchand, s’ils satisfont aux règles qui en régissent l’accès, ont droit aux soins ou à l’éducation, alors même qu’ils ne les produisent pas. Ils ont par exemple droit aux soins s’ils sont malades, à l’enseignement s’ils sont en âge scolaire, etc. De même ceux qui produisent de la valeur économique non monétaire doivent pouvoir accéder aux marchandises produites par les salariés du secteur marchand et par conséquent obtenir la monnaie nécessaire pour acheter cette production réalisée par d’autres. Il y a donc deux sphères distinctes qui produisent toutes les deux de la valeur économique.
Mais les biens et services qu’ils produisent ne sont pas accessibles selon les mêmes modalités. Les marchandises ne sont accessibles qu’avec de la monnaie, car elles sont vendues sur un marché. L’accès aux biens et services non marchands est régi par des règles validées socialement. De ce fait il y a une asymétrie apparente. Le système marchand doit distribuer du pouvoir d’achat sous forme de monnaie, alors qu’aucun flux visible ne semble matérialiser dans l’autre sens le droit d’accès des salariés du secteur marchand aux biens et services non marchands.
La reconnaissance d’une sphère économique, non seulement non marchande (donc non capitaliste), mais également non monétaire, fait que l’on peut légitimer le versement d’un salaire au nom de l’égalité entre producteurs. Ce salaire n’est en aucun cas le « financement » de l’activité non marchande, mais simplement sa validation comme productrice de valeur économique. À ce titre elle donne aux producteurs non marchands un droit de tirage légitime sur les marchandises. Ce faisant elle invalide la thèse de la ponction ou de « l’assistance », puisqu’elle doit reconnaître qu'il n’y a rien à financer !
« Que se passerait-il si on ne distribuait la monnaie qu’aux salariés du secteur privé ? »
Prenons un exemple : le secteur de l’hygiène corporelle produit des savonnettes. Combien en produit-il ? De quoi assurer la douche quotidienne de 65 millions de Français ! Imaginons que seuls les 16 ou 17 millions de salariés du secteur marchand perçoivent de la monnaie. Vont-ils acheter toute la production de savon ? Ce serait surprenant ! Certains vont en acheter un peu au delà de leurs besoins pour les distribuer à leurs proches, d’autres vont mettre en place des « bonnes œuvres » pour donner du savon aux nécessiteux… D’autres encore iront voler du savon dans les magasins. Ou bien l’état réquisitionnera une partie de la production pour raison d’hygiène publique. Bref il sera très difficile sinon impossible d’écouler toute la production et celle-ci va s’ajuster à la baisse en licenciant des salariés du secteur ! Les salariés des savonneries sont-ils privés de quoi que ce soit quand on paie les salariés du secteur non marchand, les retraités, etc. ? Non, au contraire cela assure un débouché à leur production.
La situation décrite ci-dessus semble évidemment loufoque, c’est pourtant l’idée qui sous-tend les exclamations du style « on ne va quand même pas payer des gens qui ne travaillent pas ! » et telle serait pourtant la situation si seule la production marchande relevait du travail.
« Si on attribue de la valeur au travail domestique, on va vouloir tout « monétiser » ? »
Ce grief nous est fait régulièrement sur le mode « si on accepte de dire que les activités domestiques sont économiques, cela va conduire à vouloir chercher en détail dans la vie de chacun combien il produit, alors qu’il s’agit de choix et d’activités privés et qui doivent le rester ».
Cette ambition de tout contrôler et mesurer a cours naturellement, mais dans la sphère des doctrines et des prétentions managériales du capitalisme. Les propositions de Réseau salariat consistent au contraire à déconnecter l’attribution de la qualification personnelle du travail en train de se faire. Précisément pour rompre avec cette illusion mortifère selon laquelle il serait possible de mesurer la valeur d’un travail particulier. Car si toute valeur économique a pour origine un travail, cette valeur n’a rien à voir avec le travail concret, mais découle du travail abstrait qui a toujours un caractère social. Il est impossible par définition d’individualiser le travail social car une heure de travail abstrait vaut toute autre heure de travail abstrait consacré à une autre production. Par conséquent on ne peut pas individualiser la valeur économique.
Par ailleurs, le fait que toute personne exerce des activités économiques pendant l’essentiel de sa vie éveillée, mais dont on ne peut, ni ne souhaite, connaître le détail est cohérent avec la proposition de Réseau Salariat d’attribuer une qualification initiale forfaitaire et identique pour tous. Ce n’est que la progression de la qualification qui donnerait lieu à une évaluation sociale, mais sur le long terme et déconnectée du travail actuel. Nous pouvons même prétendre que le salaire à vie avec sa qualification de base, en attribuant à tous un salaire de manière inconditionnelle est un rempart contre les tentatives mercantiles de vouloir marchandiser les activité domestiques.
« Le secteur non marchand ne pourrait pas fonctionner sans les entreprises privées car elles produisent tout ce dont il a besoin »
Oui, c’est tout à fait exact, mais cela ne résulte pas d’une impossibilité de faire autrement mais de la division du travail actuelle. Le fait que par exemple le mobilier scolaire, ou les médicaments soient produits par des entreprises privées capitalistes n’est pas intangible, on pourrait parfaitement décider que ce ne sera plus le cas ou seulement partiellement. Tout cela résulte de décisions politiques et du rapport de force qu’elles expriment. Un exemple éclairant à ce sujet est la pratique de la délégation du service public de l’eau par les communes à des entreprises privées « fleurons de l’industrie française » comme Veolia, la SAUR ou la Lyonnaise des eaux. Cette pratique qui avait réussi à se faire passer pour quasi naturelle et incontournable est fortement remise en cause compte tenu du surcoût induit pour les usagers. Et ce retournement n’est pas anecdotique puisque des grandes agglomérations comme Paris et Grenoble sont revenues en régie publique.
« Tout n’est pas non marchand dans les services publics puisque certains services sont payants. Donc le secteur non marchand n’est pas totalement non monétaire »
En effet, l’accès à certains services publics peut être payant, mais cela n’en fait pas pour autant une activité marchande, car la somme demandée est un tarif et non un prix qui se forme sur un marché. Le tarif doit respecter un certain nombre de règles telles que : ne pas excéder les coûts du service (c’est un des points centraux dans la remise en cause de la délégation du service public de l’eau), respecter l’égalité entre les usagers (il est par exemple interdit de refuser des non résidents dans la commune à la piscine municipale), tenir compte éventuellement de critères de ressources (par exemple pour le tarif du repas à la cantine scolaire), etc. Nous sommes donc très loin du secteur marchand, même si la confusion est de plus en plus possible, tant les logiques du secteur marchand tendent à être importées dans la sphère publique5.
Malgré ces limites en matière de tarification, puisque le service public fait payer certaines de ses prestations, n’est-il pas, au moins partiellement monétaire ? Le service public nécessite des ressources monétaires pour payer les commandes de marchandises (biens ou services) qu’il adresse au secteur marchand et payer ses agents qui eux même vont restituer cette monnaie au secteur marchand sous forme de demande de consommation. La voie classique pour obtenir ces ressources est celle de l’impôt, in fine payé entièrement par les ménages. Le fait que l’on demande une contribution monétaire aux usagers effectifs de certains services, réduit l’impôt nécessaire à l’équilibre des comptes, mais ne transforme pas pour autant le service en activité monétaire.
« Quel autre argument peut-on développer à l’appui de l’affirmation que le secteur non marchand est non monétaire ? »
Il y a un argument de nature logique à l’appui de cette thèse. Faisons l’expérience de pensée suivante, de type « passage à la limite » : supposons, ce qui n’est ni probable ni même souhaitable pour la majorité d’entre nous, mais est en principe possible, que le secteur non marchand soit conduit à prendre en charge 100 % de la production. Quel serait le flux monétaire nécessaire à son fonctionnement ? La réponse est qu’il n’y aurait plus lieu d’avoir de la monnaie. Aucune commande publique à adresser à un secteur marchand disparu. Aucune nécessité de verser des salaires, les ménages n’ayant rien à acheter. Cela poserait évidemment d’autres problèmes pour régir l’accès aux biens et services, mais là n’est pas le sujet ! Par conséquent, contre toute apparence, le secteur non marchand n’est la source d’aucun flux monétaire, certes il « manipule » de la monnaie, mais il n’en génère pas.
« Les prélèvements obligatoires s’élèvent à 55,6 % de la valeur monétaire marchande, selon un calcul fait par Jean Peyrelevade6. Comment se-fait-il que l’économie fonctionne encore ? »
Le terme de « prélèvement » est bien sûr utilisé à dessein pour qu’on y associe spontanément l’idée de confiscation et de disparition définitive. Or cet usage est frauduleux ! Cependant comme tout mensonge qui fonctionne il s’appuie sur une réalité : la comptabilité micro-économique. Quand vous payez vos impôts vous savez bien que vous ne reverrez pas la monnaie ainsi prélevée sur vos revenus. Le problème est que ce qui est vrai au niveau micro-économique (les agents économiques : entreprises, ménages, administrations, associations, etc.) quand ils font leurs comptes, ne l’est pas quand on additionne toutes les comptabilités, car ce qui est un prélèvement ou une dépense pour l’un est toujours un revenu pour un autre.
Pas étonnant donc que l’économie continue à fonctionner, lesdits prélèvements sont intégralement restitués au secteur marchand sous forme de chiffre d’affaires !
Naturellement la tentation est forte pour les entreprises (ou les ménages souffrant de « phobie administrative » ou autre « hernie fiscale » !), d’appliquer la stratégie dite du « passager clandestin » : profiter de la commande ou des services publics mais s’exonérer de cotisation ou d’impôts…
« Alors de quoi se plaignent les capitalistes puisque toute la monnaie prélevée revient au secteur marchand ? »
Les apôtres de la concurrence se plaignent de la concurrence ! Celle d’un secteur qui, sans accumuler de capital, sans même nécessiter en soi de monnaie, fait au moins aussi bien qu’eux et à leur place, ce qui les prive de marchés supplémentaires à exploiter7 !
« Toute valeur monétaire est-elle issue d’une activité marchande ? »
Oui, car il n’y a pas d’autre source de flux monétaire que l’activité marchande. Même dans des cas qui semblent prouver le contraire. Prenons l’exemple d’une région qui décide de construire un nouveau lycée. Comme elle n’a pas le premier euro pour le construire, elle emprunte de l’argent à une banque. Il semble bien y avoir création monétaire dans le cadre d’une institution publique non marchande. Mais il ne faut pas confondre à quelle occasion est créé le flux monétaire et ce qui en est la source et la destination. C’est à l’occasion de la décision de la région de construire un lycée qu’est faite la demande de prêt et donc la création monétaire. Mais la cause de cette création c’est la nécessité d’accompagner toute production marchande (ici le nouveau lycée, qui va être vendu à la région) par un flux monétaire matérialisant sa valeur et permettant de s’approprier cette marchandise. La monnaie ainsi créée va donc immédiatement constituer le chiffre d’affaires du constructeur (et le remboursement du prêt par la région sera pris sur le flux des impôts qu’elle collectera et qui proviendra lui aussi du secteur marchand).
Pour prendre une image, le fait de détourner une partie du débit d’un ruisseau pour alimenter un moulin à eau ne crée pas une nouvelle source, et toute l’eau va retourner dans le ruisseau. Il en est de même de la monnaie. L’impôt ou la cotisation ne sont jamais qu’un détournement transitoire d’un flux de monnaie qui va du marchand au marchand.
Monnaie et marchand vont donc de pair, toute valeur monétaire est la contrepartie d’une production marchande et toute production marchande doit s’accompagner du flux monétaire mesurant sa valeur et permettant de se l’approprier. Par contre aucun flux monétaire ne peut prendre sa source dans une activité non marchande.
« Toute activité marchande est-elle capitaliste ? »
Non, si toute activité marchande est monétaire, elle n’est pas pour autant capitaliste. La production capitaliste s’accompagne d’une ponction d’une partie de la valeur économique monétaire par des propriétaires lucratifs, qui accumulent ainsi du capital. Ce n’est pas le cas par exemple dans les (vraies) coopératives et dans des structures sans but lucratif, ni pour les travailleurs indépendants qui ne tirent de revenu que de leur propre travail et non du travail d’autrui.
D’ailleurs, tout l’enjeu pour nous est moins de remplacer du marchand par du non marchand, que du marchand capitaliste par du marchand non capitaliste. C’est pourquoi la proposition de salaire à vie est indissociable de la socialisation de l’investissement par la cotisation qui permet précisément de financer l’activité marchande sans valoriser de capital privé.
« Tout échange monétaire est-il un échange marchand ? »
Non, il existe un très grand nombre d’occasions où de la monnaie est échangée sans que pour autant cet échange soit marchand. Le versement d’une subvention à une association ou à une entreprise est un transfert de pouvoir d’achat mais pas un échange marchand, celui qui donne la subvention n’obtient rien en contrepartie en termes de biens ou services marchands. Idem par exemple lorsque vous payez votre cotisation au club de scrabble où que vous donnez aux restos du cœur. Ou quand Bill Gates et sa femme donnent aux pauvres l’argent qu’ils n’auraient jamais dû gagner !
« Tout échange monétaire est-il un échange de valeur ? »
Si un échange monétaire est toujours un transfert de pouvoir d’achat, donc de « droit à valeur », il n’y a échange de valeur que quand il y une contrepartie issue de la production. C’est le cas de loin le plus fréquent. Quand vous payez la facture de gaz, vous avez en contrepartie consommé du gaz. Idem pour tous vos achats de consommation ou ceux des entreprises. Dans tous ces cas, non seulement il y échange de valeur, mais cet échange se fait au moment de la production/consommation de celle-ci (la valeur est essentiellement fugitive, son usage la détruit).
Dans beaucoup se situations, il y a échange d’objets ayant une valeur, mais hors du contexte de leur production.
Lorsque vous achetez un vélo d’occasion sur Leboncoin, il y a bien sûr un transfert d’un objet auquel vous reconnaissez une certaine valeur, même si ce n’est pas au moment de sa production.
Et quand un actionnaire achète des actions sur le marché secondaire (la bourse), c’est la même chose que pour votre vélo, mais le titre de propriété qu’il acquiert est en même temps le transfert d’un patrimoine lucratif qui va l’autoriser à prélever dans le futur sur le travail d’autrui une partie de la valeur produite.
Mais il existe bien des cas où il n’y a pas d’échange de valeur, car il n’y a pas en contrepartie de l’échange de monnaie un « équivalent en valeur ». Les exemples ci-dessus de la subvention ou des bonnes œuvres de Bill Gates en sont des illustrations. Voire même lorsqu’un sponsor finance le football, il en espère bien sûr des retombées sonnantes et trébuchantes, mais ce n’est pas un échange d’équivalents en valeur : d’un côté il y a bien de la monnaie, de l’autre seulement un espoir de retour. S’il y a bien transfert de « droit à valeur »… il est possible qu’il ne serve que les frasques de la fédération !
Résumons
Panorama de la situation
Le schéma ci-dessous (figure 2) résume la situation : la richesse non produite et la richesse produites sont disjointes. À l’intérieur de la richesse produite, celle à laquelle on attribue de la valeur se décompose en deux parties. Une partie non marchande et non monétaire, une partie marchande et monétaire, elle même décomposée en deux, la production marchande pouvant être capitaliste ou non capitaliste.
L’essentiel à retenir
Nous ne sommes pas dans un « pur » capitalisme, nous sommes dans une économie mixte capitaliste/non-capitaliste, évidemment avec un secteur capitaliste très puissant et dominant. Mais, s’est imposée au cours de XXᵉ siècle une économie non capitaliste dont une partie (l’essentiel pour l’instant) est non marchande et non monétaire. Aujourd’hui une partie seulement de celle-ci est reconnue et comptabilisée dans le PIB, celle qui correspond aux services publics et au système de soins. Le reste, c’est à dire toutes les activités économiques des ménages, des chômeurs et des retraités sont ignorées, voire contestées comme productrices de valeur économique. Enfin, parmi les activités marchandes, la grande majorité sont le fait d’entreprises capitalistes, mais il existe malgré tout des activités marchandes non capitalistes : celles des indépendants, celles qui s’exercent dans des coopératives, associations et de multiples formes d’expérimentation de nouvelles manières de produire en se dégageant du marché de l’emploi et de la propriété lucrative. Ce sont ces activités qu’il faut défendre et promouvoir largement autant que le secteur non marchand. Et c’est la raison pour laquelle la proposition de salaire à vie ne peut se concevoir sans la socialisation de l’investissement qui permet leur développement8.
Nous pouvons défendre une nouvelle convention pour la définition des activités économiques, qui se fonde sur la possibilité de les faire réaliser par une entreprise marchande. C’est à dire des activités que le capitalisme est prêt à exercer pour valoriser du capital. Nous devons travailler à la légitimation de cette convention contre celle qui prétend que seul le secteur marchand capitaliste produit de la valeur.
Non seulement les économistes libéraux vont résister, mais il faudra argumenter même auprès de nos amis hétérodoxes. Aux économistes qui contestent le fait que le secteur non marchand soit certes producteur de valeur économique mais non monétaire, il faut demander de démontrer le contraire en nous montrant où est, et d’où vient, la monnaie qui serait générée par l’activité même du secteur non marchand, et de ne pas se contenter de nous asséner des arguments d’autorité. Après tout, ce doit être possible puisqu’il leur suffirait d’exhiber un seul exemple d’activité non marchande générant un flux monétaire.
L’existence d’un secteur produisant de la valeur économique mais non capitaliste et non monétaire ne se limite pas à contester, elle invalide la thèse dominante selon laquelle la capitalisme « financerait » les services publics ou la protection sociale, car comment « financer » par de la monnaie des activités qui n’en nécessitent pas ? En réalité ce que financent l’impôt et la cotisation c’est le chiffre d’affaires des entreprises marchandes qui profitent de la commande publique et de la demande de consommation de tous ceux qui ne sont pas salariés du secteur marchand. En même temps, l’existence de deux modes de production antagoniques (ce qui ne les empêche pas d’échanger), légitime l’affirmation d’un droit au salaire pour tous au nom de l’égalité entre tous les producteurs et non comme assistance à des gens utiles mais non producteurs de valeur économique.
Sortir du capitalisme n’est pas une utopie, le processus est déjà engagé ! Évidemment, on peut compter sur lui et ses promoteurs pour résister avec le pouvoir considérable dont ils disposent ! C’est le cœur des propositions de Réseau Salariat que de défendre, contre les dominants, l’extension de pratiques déjà établies et subversives du capitalisme. Il n’y a pas eu de « grand soir » pour faire émerger des productions non capitalistes, mais des luttes « tous les quatre matins » qu’il faut multiplier !
Notes
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Voir par exemple l’article de Jean Peyrelevade dans Les Echos du 17/05/2016 : « J’y ai consacré ici ma chronique du 20 janvier dernier, en développant deux idées simples : nous avons besoin des biens collectifs et de services publics gratuits (éducation, santé, infrastructures diverses) qui bénéficient à tous. Mais on ne doit pas oublier que ce segment essentiel dans l’organisation de la vie collective est financé par l’économie marchande, la seule à produire des richesses monétaires. Il faut donc soigneusement veiller au bon équilibre entre services publics et économie de marché, et à ce que les premiers ne soient pas hypertrophiés au point d’étouffer la seconde. » Et aussi : « J’admets comme légitime d’affirmer que le PIB a deux composantes, l’une marchande (80 % du total), l’autre non marchande (20 %), qui s’ajoutent. Il est d’usage de calculer le taux des prélèvements obligatoires (44,5 % en France) en le rapportant au PIB total. Mais ce n’est qu’un usage. Si on fait le calcul en pourcentage du seul PIB marchand (celui qui produit des richesses monétaires et paie l’impôt : il ne peut y avoir de prélèvement sur les non-revenus de l’économie gratuite), le taux monte à 55,6 %. Le prélèvement réel, sur la richesse produite par chacun de nous, est aujourd’hui supérieur à la moitié. » ↩︎
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Voir par exemple son article sur le blog Alencontre du 13/06/2013 : « De la sorte, le capital fait bien coup double : il ne dépense pas plus que ce qui est nécessaire à la reproduction de la force sociale de travail en général, en garantissant la reproduction des différentes forces individuelles de travail dont elle se compose, tout en tenant compte des singularités de ces dernières. Là encore, on ne sort pas des rets du capital. Et cela en dépit du fait que la socialisation du salaire ainsi opérée pour assurer l’élargissement et l’enrichissement de la norme de consommation des salariés soit plus avantageuse pour ces derniers que les modes alternatifs qui peuvent se pratiquer, notamment ceux qui passent directement par le marché (le capital financier), notamment en ce qu’ils sont plus stables et plus pérennes. » ↩︎
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Avec qui nous partageons beaucoup de points de vue, mais avec lequel nous avons aussi des controverses sur les thèmes traités ici. En particulier si nous partageons avec lui le point de vue selon lequel le secteur non marchand produit bien de la valeur économique, nous contestons que celle-ci soit monétaire. Malgré ces controverses nous invitons le lecteur à lire son excellent livre La richesse, la valeur et l’inestimable. ↩︎
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Voir Jean-Marie Harribey dans sa réponse à Jean Peyrelevade le 30/01/2016 sur son blog L’économie par terre ou sur terre ? : « Les services non marchands (éducation et santé publiques par exemple) ne sont pas financés par un prélèvement sur la seule activité marchande ; ils sont payés par un prélèvement sur un PIB déjà augmenté de l’activité non marchande. Autrement dit, les travailleurs qui y sont employés sont productifs de valeur monétaire pour la société mais qui n’est pas destinée à l’accumulation du capital privé. » ↩︎
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Voir à ce sujet : Corine Eyraud. 2013. Le capitalisme au cœur de l’État. Comptabilité privée et action publique. Éditions du Croquant. ↩︎
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Voir l’article de Henri d’Agrain dans La Tribune du 07/03/2014 intitulé « Commande publique : l’exception française » dans lequel il préconise les recettes habituelles de remplacement des fonctionnaires par de la commande publique et reconnaît que : « Alors que sur les 30 dernières années, le poids de la fonction publique n’a cessé d’augmenter, chacun des emplois publics créés a entraîné la destruction de 1,5 à 2 emplois dans le privé comme le montre avec une remarquable constance toutes les études en la matière. » Pour une fois qu’on reconnaît que les fonctionnaires sont productifs !!! ↩︎
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Voir à ce sujet la brochure de Réseau Salariat de 2016 intitulée Caisses d’investissement et monnaie. ↩︎