Le salaire à vie (même) pour les nuls - Chapitre II
Dans le premier chapitre, nous avons vu que le salaire à vie permet de se débarrasser du flicage à vie et de la précarité à vie. Mais est-ce qu’il n’y a pas un risque que chacun, grisé par tant de liberté, fasse ce qu’il veut dans son coin ? Le travail sera-t-il bien organisé (comme aujourd’hui, serait-on tenté de dire, avec une sacrée dose d’ironie…) ou bien complètement désordonné ?
Nous avons vu que le salaire à vie, parce qu’il est un droit qui libère tout le monde des injonctions stupides et de la peur du lendemain, libère le travail. D’autant plus si la progression de la qualification est reconnue, socialement et par le salaire. Mais est-ce que ça ne va pas déstructurer le travail collectif ? Autrement dit, même si chacun aura à cœur de rendre service, d’être utile à la société, est-ce que les gens vont continuer à travailler ? C’est-à-dire, vraiment travailler !?
Je vais tenter de répondre à cette question en jouant au philosophe, c’est-à-dire en mettant en discussion non pas seulement la question, mais la formulation de la question : au lieu de se demander si les gens, avec un salaire à vie, ne vont pas cesser de « travailler » et vont se contenter de « rendre service », il faut commencer par comprendre la différence entre ces deux dénominations.
Pour ce faire, je commencerai par revenir sur l’exemple des retraités (on les oublie trop souvent ; je répare une injustice), puis j’aborderai le cas particulier de la fonction publique (on en parle très souvent, mais en mal ; je vais donc réparer une autre injustice).
À la fin du chapitre, je viendrai à la question du travail organisé, dans une société structurée autour du salaire à vie.
Travailler ou rendre service ?
Dans le monde d’aujourd’hui, la différence entre travailler et rendre service est évidente : si je suis payé pour ce que je fais, je peux appeler ça travailler, sinon je dois me contenter d’appeler ça rendre service. Facile ! Cette définition est tellement limpide et solide qu’elle modifie les noms des choses autour d’elle : c’est ainsi qu’on appelle « pension » ce que touche un retraité, de manière à ne pas laisser penser que ce qu’il fait, c’est du travail.
En effet, si on appelait « travail » ce que fait un retraité (rappelons-nous que la plupart s’activent comme des fous), il faudrait appeler « salaire » la somme qu’ils touchent chaque mois. Vous imaginez le scandale : « Les retraités ? Des salariés ?! Vous n’y pensez pas ! Les retraités ne travaillent pas, ils rendent service : nuance ! »
Le cas des retraités
En réalité, ces pauvres retraités (qui sont aussi, trop souvent, des retraités pauvres et, encore plus souvent, des retraitées pauvres) subissent une double peine : on les prive des moyens pratiques grâce auxquels ils pourraient exprimer pleinement leur haute qualification (concrètement, on leur ferme les portes des entreprises), et on les prive de reconnaissance sociale pour tout leur travail à venir. En somme, on les force à la reconversion, puis on refuse de reconnaître tout ce dans quoi ils parviennent à se reconvertir ! La mise à la retraite est donc une condamnation arbitraire, assortie d’une peine à vie. Dans ces conditions, comment s’étonner que ce soit un passage difficile à encaisser ?
Mais c’est un peu trop facile de rabaisser les activités des retraités au rang de simples « services utiles », au prétexte qu’ils répartissent leurs contributions dans plusieurs domaines différents – certains concernant la sphère familiale – dans les situations qui leur sont encore accessibles. Par exemple, quand un cadre à la retraite se reconvertit en trésorier d’association, conseiller municipal, bricoleur pour ses enfants, et nounou pour ses petits-enfants – tout ça, bien souvent, en parallèle ! – ses activités sont difficiles à tracer, à synthétiser et à apprécier. Est-ce à dire pour autant qu’il ne travaille pas ? Il fait ce que d’autres font dans un cadre salarial : comptable, gestionnaire, artisan et garde d’enfant. Oui mais, objectera-t-on, il fait tout cela « en amateur », il n’est pas « professionnel » de ces différents domaines, donc ce n’est pas du « vrai travail ».
C’est précisément sur ce point qu’il faut se concentrer. Dans le monde d’aujourd’hui, faire le tri entre « vrai » travail et non-travail, c’est à peu près la même chose que faire le tri entre rémunérer et ne pas rémunérer. La distribution salariale, qui est emportée par l’élan de ses propres règles depuis longtemps, résout trop vite le problème de savoir ce qu’est un vrai travail. Elle est la boussole qu’il suffit de suivre, mais on ne sait plus bien ce qu’elle indique, au juste. Avec le salaire à vie, on change la boussole, donc il faut réfléchir.
Revenons à l’exemple de notre cadre à la retraite.
Il n’est pas comptable. Donc pas directement certifié pour gérer la trésorerie d’une association. Mais son expérience professionnelle lui donne tout ce qu’il faut, non pas pour être compétent, mais pour savoir comment le devenir, juste assez pour la gestion de la trésorerie. Voilà un cas concret qui montre ce que veut dire « être qualifié ».
Il n’est pas artisan. Donc si, par exemple, il décide de créer une nouvelle salle de bain (chez son fils par exemple), il n’a aucune certification professionnelle pour se lancer directement dans la réalisation. Cependant, sa qualification lui permettra de savoir comment s’y prendre pour résoudre le problème. Il évaluera la difficulté, se renseignera sur les techniques existantes et arbitrera entre deux possibilités : se former, éventuellement avec de l’aide, et se lancer lui-même dans le projet, ou bien déléguer à un plombier professionnel. Rappelez-vous que, ayant atteint un haut niveau de qualification, notre retraité dispose non seulement d’un salaire à vie, mais aussi d’un haut niveau de salaire. Il a donc une liberté d’arbitrage réelle, il n’est pas obligé de tout faire lui-même.
Il n’est pas non plus politicien ni spécialiste de droit public. Pourtant il fera un bon conseiller municipal, précisément parce que les compétences requises nécessitent une grande polyvalence, une bonne expérience de la vie sociale et donc une grande qualification. Il n’existe pas de CAP, de BTS ni même de Master qui préparent directement à être conseiller municipal. Et pour cause ! Cette dimension fournit l’occasion de bien comprendre que la qualification exprime la capacité qu’a un citoyen d’apporter des choses que la société considère, collectivement, comme ayant de la valeur à un moment donné. Ce qui est valorisé n’a rien d’intemporel, d’objectif ni de naturel, ça peut varier avec les époques et les batailles politiques.
Quant à ses activités de nounou, il est évident que notre retraité les vit d’une manière qui n’est pas professionnelle, mais qui fait tout de même appel à sa qualification : sens des responsabilités, fiabilité, écoute, soucis de la transmission. Autant de qualités que la société choisit de valoriser, de considérer comme importantes, à un moment de son histoire politique, donc qui touchent à la qualification. Sa contribution est complémentaire de celle des parents bien entendu, mais aussi complémentaire des professionnels de l’éducation, qui sont formés aux règles de sécurité, aux règles alimentaires, aux activités pédagogiques, etc., et qui ont donc, outre une qualification, une certification professionnelle dans ce domaine.
Les retraités sont tous… vieux !
Alors certes, il ne m’a pas échappé que les retraités ont une autre caractéristique. Ils sont tous vieux…
Et alors ?
Allons encore plus loin, mettons les points sur les i : ils ne sont pas seulement vieux mais aussi : moins dynamiques, plus souvent malades, plus vite fatigués, etc. (certains finissent grabataires, auquel cas leur situation relève entièrement de l’assistance). Ça ne m’a pas échappé non plus mais, j’insiste : et alors ?
Tout cela est vrai mais il n’en reste pas moins que, s’ils se mettaient tous en grève au même moment, le pays serait à l’arrêt. Inversement, si ces retraités, tout vieux-lents-malades-fatigués qu’ils sont, avaient la liberté de continuer à travailler dans les entreprises, sous une forme adaptée (qui pourrait exprimer une nouvelle signification pour le mot « retraite », en lien ou non avec un âge politique) et sans que ça ait des conséquences négatives sur le travail des jeunes, l’économie s’en porterait beaucoup mieux. Demandez à un entrepreneur ce qu’il pense de l’obligation dans laquelle il se trouve de mettre dehors ses employés les plus expérimentés, vous verrez !
Au final, on refuse aux retraités le statut de travailleurs pour de très mauvaises raisons :
Premièrement, on les exclut parce qu’on n’arrive pas à évaluer leur travail, ni qualitativement ni quantitativement (notre société de flicage s’en accommode mal), bien que celui-ci soit réel. Il faut dire que si l’on se donnait les moyens de cette reconnaissance, ça aurait comme conséquence de démontrer que le travail des retraités est sous-payé. Il en découlerait aussi que toute cette quantité de travail invisible, s’il devenait visible, démontrerait qu’il est possible de travailler sans verser un sou à des actionnaires, des rentiers, ou des prêteurs. On y reviendra tout de suite, car le même raisonnement s’applique à la fonction publique.
Deuxièmement, les retraités sont rejetés en dehors du monde du travail parce que le travail est artificiellement imaginé comme un (petit) gâteau, qu’il faut se partager. Avec l’idée que si l’on donne une part de gâteau aux retraités, c’est autant de moins pour les jeunes. Ceci est complètement faux. Je serai amené à revenir sur ce point, mais il est facile de comprendre, déjà à ce stade, que si tout le monde reçoit un salaire, dès 18 ans et à vie, il n’y a plus aucun obstacle à ce que les travailleurs très expérimentés, même âgés, continuent à contribuer, s’ils le veulent, au travail dans les entreprises, si l’entreprise le souhaite et sous des formes qui sont adaptées aux situations personnelles. Bien entendu, il reste souhaitable qu’un travailleur expérimenté consacre une partie de son énergie à transmettre son savoir-faire, plutôt que de conserver jalousement ses prérogatives sans former personne. Mais ça concerne tout le monde, ça n’a pas de rapport direct et systématique avec l’âge.
Que des travailleurs aient spontanément envie d’exprimer leurs compétences dans différents domaines, de sortir régulièrement de l’entreprise pour s’investir dans d’autres cadres, ça n’a rien de surprenant et il faut même l’encourager. C’est ce que permet le salaire à vie, à tout âge. Mais on ne s’étonnera pas de constater que cette envie de projeter son expérience sur plusieurs domaines augmente avec l’âge. Ça semble logique : plus on est qualifié, plus on est apte à contribuer de plusieurs manières différentes, et plus on a envie de transmettre. Je propose de conclure ce point en déclarant solennellement que ça s’appelle… la sagesse de l’âge !
Mais nous n’en avons pas fini pour autant avec la différence entre « travail » et « service utile ». Pour vraiment faire le tour de la question, il faut aborder la situation, emblématique, de la fonction publique.
Vrai travail et travail utile
Personne ne conteste aux fonctionnaires le fait de travailler. Ils sont rémunérés pour leur travail, donc c’en est un. Mais il y a une idée reçue, particulièrement tenace, selon laquelle ce n’est pas un « vrai travail », c’est seulement un travail « utile », qui pèse sur la société au lieu de créer de la richesse. Un travail donc, mais aussi une « charge », en quelque sorte. Cette idée reçue est intégrée par beaucoup de fonctionnaires eux-mêmes, trompés par les discours qu’on leur assène, et qui doivent encaisser la honte de penser être un poids pour les vrais travailleurs. Cette insulte faite aux fonctionnaires est totalement scandaleuse, et il est parfaitement injuste de pousser les fonctionnaires à endosser un pareil mensonge.
Que la fonction publique soit utile à la société, ça n’est guère contesté. Ou alors par quelques ultra-orthodoxes du chacun-pour-soi et de l’automédication, qui attendent la fin du monde dans un bunker rempli de boîtes de conserves et de munitions de kalachnikov. Techniquement, les fonctionnaires soignent, secourent, gèrent, enseignent, éduquent, jugent, etc. Il est donc difficile de contester que tout cela soit utile, et même très utile. Mais interrogez qui vous voulez, vous entendrez presque systématiquement la même analyse : ces services très utiles ont un coût, principalement constitué du salaire des fonctionnaires. D’après eux, non seulement ces activités assurées par les fonctionnaires ne rapportent rien, en termes économiques, mais – pire encore – elles coûtent !
Si l’on admet cette analyse, ayons le courage d’aller jusqu’au bout : faisons des économies et cessons de payer les fonctionnaires ! (toute ressemblance avec une politique actuelle, désignée par « austérité », serait tout sauf fortuite. N’est-ce pas ?). Confions toutes ces activités à des gens qui, eux, non seulement seraient aussi efficaces (certains diraient : plus efficaces. On y reviendra) et très utiles, mais qui – cerise sur le gâteau – rapporteraient au lieu de coûter ! Par exemple, confions la santé à des cliniques au lieu de financer à perte les hôpitaux publics : non seulement on stopperait le gouffre financier de la santé publique (le fameux « trou de la sécu »), mais on ferait même grossir le PIB, c’est-à-dire la richesse du pays ! Même chose dans l’enseignement : vive les écoles privées payées par les parents (le PIB vous dira merci), à bas l’école publique qui coûte des impôts !
STOP ! On marque une pause et on réfléchit : est-ce que, au final, les infirmiers, les enseignants, etc., qu’il faudrait embaucher dans ces institutions privées, ne seraient pas les mêmes qui, auparavant, étaient dans les institutions publiques ? Un infirmier reste un infirmier, un prof un prof, que ce soit dans le privé ou dans le public ne change pas grand-chose, n’est-ce pas ? Comment donc est-il possible que, par le simple fait d’avoir changé le cadre, de public à privé, les activités de ces personnes passent de « charges » à « richesses » ? Par quelle magie ?
La réponse saute aux yeux : aucune magie, aucun miracle. Toute cette histoire repose sur un mensonge. Que ces activités soient des coûts ou des richesses, il n’est pas possible qu’elles passent d’un statut à l’autre simplement parce que les personnes quittent les institutions publiques pour entrer dans les institutions privées, c’est-à-dire aussi, parce qu’il faudrait les payer par des impôts ou par des factures. Alors, coûts ou richesses ?
Faisons appel au bon sens : si personne ne soignait personne, si personne n’enseignait à personne, ça serait une perte pour tout le monde. Donc les soins, les enseignements, etc., sont forcément des apports, des richesses. Qu’il faille rémunérer les gens qui s’en occupent n’y change rien. Mais ces richesses n’existent que si elles sont produites par des personnes, qu’il faut rémunérer, aussi bien dans le public que dans le privé. Donc ce sont aussi des coûts !
Conclusion : les infirmiers, enseignants, gestionnaires, éducateurs, etc., sont, pour la société, à la fois des contributeurs de richesses et des coûts, qu’il s’agisse du public ou du privé. Ces richesses et coûts sont, par ailleurs, totalement indispensables à la société. Il n’y a donc aucun fondement au principe d’appeler ces activités « vrai travail » ou « travail productif » quand le cadre est privé, et « travail utile » ou « travail non productif » dans le cadre public. Toutes ces activités sont du vrai-travail-productif, elles créent de la richesse et nécessitent des salaires.
Les fonctionnaires, pas moins que les autres, sont donc créateurs de richesses, ils ne sont pas seulement des coûts salariaux. Les richesses qu’ils créent ne devraient pas faire débat. Au contraire, si débat il devait y avoir, c’est plutôt du côté des entreprises privées. En effet, est-on bien certain que tous les salariés du privé, dans tous les domaines, créent de la richesse ? Que dire des entreprises qui génèrent de la pollution ? Ou conçoivent les produits pour qu’ils tombent en panne prématurément ? Ou organisent des phénomènes de mode frénétiques, amenant les consommateurs à remplacer les objets plus souvent ? Les fonctionnaires peuvent difficilement être soupçonnés de générer toutes ces catastrophes économiques et écologiques. C’est dire l’injustice qu’ils subissent quand, par-dessus le marché, on leur conteste le fait de créer des richesses !
Bilan : les retraités et les fonctionnaires créent des richesses
Il n’y a pas de bonne raison de refuser aux retraités la reconnaissance du fait qu’ils travaillent. Il est injuste de dire seulement qu’ils s’occupent ou qu’ils rendent service. Ils travaillent, et ils ont d’autant plus de mérite qu’on ne leur facilite pas la tâche. Et non seulement ils travaillent, mais ils sont, en moyenne, plus qualifiés que les « actifs », donc ce qu’ils font est mieux pensé, mieux géré, davantage en harmonie avec ce que valorise la société, et leur salaire mieux dépensé, de façon plus profitable pour tous. Dans le cadre du salaire à vie, il y a donc une véritable légitimité économique à ce qu’ils soient davantage rémunérés, en moyenne, que les travailleurs plus jeunes. Vous imaginez le tableau ? Des vieux non seulement salariés, mais mieux payés que les jeunes ! (Vous trouvez ça choquant, n’est-ce pas ? C’est sans doute parce que vous oubliez que cette logique est déjà à l’œuvre pour les très gros salaires d’aujourd’hui, avec les stock-options par exemple, qui permettent à certains privilégiés de partir à la retraite quand ils sont encore jeunes, avec une retraite dorée. Pourquoi pas une logique de progression pour tous les salaires, mais avec un plafonnement et une répartition juste ?)
Quant aux fonctionnaires, il n’y a aucune raison de leur refuser la reconnaissance du fait qu’ils créent des richesses. Ils ne sont pas seulement utiles, ils sont productifs. Quand un collège privé transmet des savoirs aux élèves, il envoie la facture aux parents. Quand c’est un collège public, la facture est incluse dans la feuille d’impôts. Dans les deux cas, le collège a transmis une richesse intellectuelle aux élèves, avec un coût salarial à la clef. Si cette évidence est soigneusement dissimulée par certains discours libéraux, c’est parce que le travail des fonctionnaires échappe aux actionnaires, aux rentiers et aux prêteurs. Ils ne parviennent pas à en prélever une partie au passage. Ils travestissent donc la fonction publique en travail non productif (« qui veut tuer son chien l’accuse de la rage »), pour convaincre les gouvernements d’y substituer une fonction privée, qui crée des richesses auxquelles ils ont accès et qu’ils pilotent à leur guise.
Le travail organisé et structuré
Ce détour par les retraités et les fonctionnaires ne doit pas laisser penser que le salaire à vie entraînera la société dans un tourbillon de liberté tel que les professions techniques disparaîtront, que les métiers seront éparpillés, que les artisans cèderont la place aux bricoleurs du dimanche, les ouvriers qualifiés aux amateurs angéliques, etc. Rien de tout cela. Voilà ce qui va très probablement se passer : le salaire à vie augmentera la structuration du travail, stimulera l’ingénierie, l’efficacité et la productivité (à ne pas confondre avec le productivisme, qui est un principe contraire au salaire à vie), amènera à créer davantage d’entreprises et, dans le même temps, créera davantage d’initiatives personnelles qu’aujourd’hui.
Le beurre et l’argent du beurre ! (pour une fois, c’est possible)
Le salaire à vie repose sur un principe clair : pas besoin de mesurer le travail en train de se faire pour calculer le montant des salaires. Les salaires sont fonction de la qualification, laquelle s’évalue de façon très espacée dans le temps. Ça ne veut pas dire pour autant que rien n’est évalué, calculé, organisé. Une fois les entreprises débarrassées de cet usage salarial du chronomètre, on ne jette pas le chronomètre à la poubelle pour autant ! De même, ce ne sera pas la fin des contrats de travail, des accords de branches, des chartes professionnelles, etc. Chaque branche professionnelle aura sa propre logique d’avancée en qualification, mais il restera nécessaire de conserver les moyens d’évaluer les travailleurs, de manière que les collectifs de travail puissent juger du maintien ou non de tel collègue, de manière à pouvoir décider d’embaucher telle personne au vu de son CV, et aussi de manière à garantir auprès des jurys de qualification que tel travailleur a bien respecté son contrat.
Ce qui serait abandonné, c’est la logique du management agressif, par lequel on évalue les travailleurs pour de mauvaises raisons, et principalement pour en tirer un maximum de travail pour le même prix. La mesure du temps de travail serait conservée chaque fois que c’est un critère intelligent pour répartir les tâches, synchroniser les processus, faciliter la vie au travail, etc., et serait marginalisée partout ailleurs, comme c’est par exemple le cas aujourd’hui pour les enseignants : l’obligation de service des profs, édictée en heures de cours hebdomadaires obligatoires, ne représente qu’une petite part de leur travail. Pour l’essentiel, le travail des profs n’est mesuré par aucun chronomètre. Même chose pour les enseignants-chercheurs du public (bien entendu, la logique capitaliste ne manque pas de s’attaquer à ces principes).
Les jurys de qualification
Le salaire à vie ne va pas sans jurys de qualification, et ces jurys ne se contenteront pas de faire progresser les carrières « à l’ancienneté ». Chacun devra satisfaire certains critères par rapport à une ou plusieurs branches professionnelles, par rapport à un ou plusieurs engagements associatifs, par rapport au succès ou à l’insuccès d’une ou plusieurs entreprises, etc. Les carrières seront libres dans le sens où chacun pourra travailler dans plusieurs cadres établis (entreprise, association, etc.) ou dans un seul, et aura un salaire à vie qui lui permettra aussi de travailler complètement hors cadre. Mais ne seront prises en compte par les jurys que les contributions à des organisations du travail qu’ils sont capables d’interpréter et d’évaluer. C’est du simple bon sens.
Par exemple, si un travailleur est tout à la fois ouvrier dans une usine, artiste du dimanche, secrétaire d’une association, bricoleur pour son voisinage, et qu’il fait du jardinage chez lui, ces activités seront plus ou moins prises en compte, avec plus ou moins de référentiels connus des jurys de qualification : son travail à l’usine sera évalué très facilement (par des grilles professionnelles et des attestations d’entreprise), ses activités artistiques assez facilement (par les institutions attestant de son audience : éditeur, théâtre, orchestre, troupe, galerie d’art, etc.), son activité associative plutôt facilement (fonctions officielles, permanences, etc.), son bricolage chez les voisins très difficilement (il faudrait sans doute une relation contractuelle, éventuellement marchande, à travers une entreprise unipersonnelle), et son jardinage privé pas du tout (le jardinage chez soi fait partie du travail domestique, qui est reconnu par le premier grade de qualification, à partir de 18 ans).
Tout le monde aura donc intérêt à travailler dans un ou plusieurs cadres organisé(s), de manière que les avancées en qualification soient facilement évaluées par les jurys. Typiquement, une personne qui monte en qualification voit son salaire augmenter, donc aussi sa capacité matérielle à s’investir dans d’autres domaines, jusqu’à arriver à une situation (qu’on appellera peut-être encore « retraite », ou qu’on nommera autrement) où la qualification n’augmentera plus (plafond atteint ou décision personnelle de ne plus chercher à progresser) et où la personne cherchera à travailler de façon plus indépendante, plus diverse ou plus créative, et utilisera sans doute une part de son temps et de son salaire pour (s’)investir dans des projets portés par des travailleurs moins qualifiés.
Enfin, on peut tabler sur le fait que la rupture entre salaire et temps de travail, mais aussi le plafonnement des salaires et la maîtrise collective de l’investissement, auront des conséquences très positives sur l’activité économique, avec des créations d’entreprises, de l’innovation, etc. Encore un facteur de structuration du tissu économique.
Tout cela est étouffé aujourd’hui par la logique des rentiers, de l’esclavagisme moderne et du productivisme aveugle. Mais pour réellement se convaincre des bienfaits du salaire à vie sur le monde de l’entreprise, il faut se pencher spécifiquement sur la question. C’est l’objet du prochain chapitre.
Toujours pas convaincu-e ? C’est parce que vous n’avez pas encore lu le troisième chapitre !
Ce texte n’engage que moi, mais il découle de mon parcours au sein de l’association Réseau Salariat, qui promeut et développe les thèses du salaire à vie à partir du travail de Bernard Friot.
L’image en tête est un montage fait à partir des couvertures de la collection "Pour les Nuls" aux éditions First & First Interactive. Ce titre n’existe pas (encore) au catalogue.